Outsourcing, finance… L’autre réalité de l’IA en Afrique
Grands pourvoyeurs d’emplois dans plusieurs pays en Afrique, de nombreux secteurs doivent désormais s’adapter à l’intelligence artificielle. Au risque de s’effacer.
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« L’intelligence artificielle (IA) peut constituer un danger mais aussi une opportunité pour l’Afrique », affirme d’emblée Rachid Guerraoui, professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et président du comité de pilotage de l’UM6P College of Computing. Côté pile, la technologie peut en effet révolutionner de nombreux secteurs sur le continent, comme l’industrie, l’éducation, la santé ou encore la finance, « contribuant à créer de nouveaux emplois à forte valeur ajoutée qui requièrent des compétences techniques », indique la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies dans un rapport publié en 2021.
« L’opportunité, c’est que cela ne nécessite pas des investissements énormes pour s’adapter aux changements dans la mesure où l’on possède de bonnes têtes bien formées », explique l’ancien professeur invité au Collège de France. Côté face, on peut citer notamment le manque de formation, de recherche scientifique et de connectivité. Autant d’obstacles qui pourraient entraîner une destruction massive d’emplois. « Cela peut bouleverser beaucoup de choses car on a fait, en particulier au Maroc, beaucoup de délocalisations industrielles qui pourraient revenir en Europe, où de nombreuses tâches pourront être réalisées par des robots. Cela peut être catastrophique », souligne Rachid Guerraoui.
Les cas de Klarna et de Teleperformance
De ces bouleversements, les exemples ne manquent pas. Officialisant la mise en place de son assistant IA, le géant suédois du paiement fractionné Klarna a annoncé fin février que son outil était capable de gérer « 2,3 millions de conversations ». Un chiffre qui représente deux tiers des discussions du service client et l’équivalent du travail de 700 agents à plein temps. « Une avancée majeure dans l’application pratique de l’IA ! » s’est félicité le PDG Sebastian Siemiatkowski sur X (anciennement Twitter).
This is a breakthrough in practical application of AI!
Klarnas AI assistant, powered by @OpenAI, has in its first 4 weeks handled 2.3 m customer service chats and the data and insights are staggering:
– Handles 2/3 rd of our customer service enquires
– On par with humans on…— Sebastian Siemiatkowski (@klarnaseb) February 27, 2024
Un enthousiasme loin d’être partagé par les champions de l’outsourcing (externalisation), comme le numéro un mondial, Teleperformance, qui voyait plonger son cours de 14 % dès le lendemain. « Le titre Teleperformance est aujourd’hui fortement affecté à la suite d’une action de communication d’un acteur du secteur financier annonçant une automatisation élevée de ses processus dans le domaine de la relation client par chat », réagit l’entreprise présente notamment en Égypte, au Nigeria mais aussi à Madagascar. Elle assurait que « la direction de Teleperformance indique que l’activité actuelle du groupe ne reflète en aucun cas les conclusions négatives qui pourraient être tirées des évolutions technologiques évoquées » dans le communiqué de Klarna.
Au-delà du cas du leader mondial, l’essor de l’intelligence artificielle promet de bouleverser profondément le secteur notamment sur le continent, où des groupes comme Teleperformance et Concentrix Webhelp fournissent beaucoup d’emplois dans de nombreux pays, comme en Algérie, au Ghana ou encore en Côte d’Ivoire.
Selon le Global Services Location Index (GSLI) du cabinet américain de conseil en stratégie Kearney, ce progrès technologique, en particulier dans le domaine de l’IA générative, aurait même « le potentiel de remplacer ou de supprimer jusqu’à 300 millions d’emplois dans le monde au cours de la prochaine décennie tout en favorisant l’innovation, l’efficacité, la personnalisation et la créativité. »
L’outsourcing africain face à l’IA
Deuxième pays africain par l’attractivité (derrière l’Égypte) et 28e dans le monde, le Maroc, où l’activité emploie 130 000 personnes, pourrait-il en faire les frais ? Non, estime Youssef Chraibi, président de la Fédération marocaine de l’externalisation des services, qui juge que « le secteur des centres d’appels et celui de l’outsourcing de façon plus large resteront dans le top trois des créateurs d’emploi dans le royaume pour de nombreuses années encore avec un rythme minimum de 10 000 emplois nets créés par an. »
Selon le fondateur du groupe Outsourcia – présent au Maroc, au Niger, à Madagascar et en Tunisie –, les opérateurs du secteur ont déjà pris le train de l’intelligence artificielle. « Cela fait plusieurs années que nous intégrons et améliorons l’efficacité de différentes solutions IA, notamment de chatbots et de callbots [deux types de robots conversationnels, ndlr], explique-t-il. De même, ChatGPT ne date pas de 2024 : nous avons pu l’implémenter depuis plus d’un an sur de nombreux processus où son efficacité a pu être démontrée. Nous l’avons écarté de beaucoup d’autres », assure le PDG d’Outsourcia.
Même écho du côté de Karim Bernoussi, PDG de l’opérateur Intelcia, détenu à 65 % par le groupe Altice de Patrick Drahi. « Nous avons commencé par des choses simples avant d’aller vers des opérations plus complexes. Nous avons, par exemple, un chatbot de recrutement qui teste la qualité de la langue écrite de nos candidats. Et il est clair qu’avec le temps, tous les actes simples sont faits par des robots ou par l’IA, tandis les interactions avec nos agents sont réservées à des opérations plus complexes », témoigne le patron de l’entreprise au chiffre d’affaires de 734 millions d’euros et qui emploie 40 000 salariés dans dix-huit pays, dont huit sur le continent africain.
Pour l’ingénieur formé à Télécom Paris, il ne convient pas d’avoir peur de ce changement, de surcroît inévitable. « On doit s’adapter à cette nouvelle donne en introduisant ces nouvelles technologies pour améliorer la productivité, la qualité et la sécurité de nos opérations. Mais la technologie ne remplacera en aucun cas l’humain », rassure-t-il.
« L’IA sera partout »
L’outsourcing n’est pas le seul secteur concerné par cette révolution en marche. Selon la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies, ce progrès pourrait aussi tirer vers le haut « l’agriculture, les soins de santé, les services financiers et les services publics ». « En leur fournissant la possibilité d’accéder à des outils numériques de qualité, l’IA permettra aux travailleurs, aux entrepreneurs et aux entreprises d’être compétitifs au niveau mondial et d’être à l’avant-garde de la transformation économique », étaye le rapport.
C’est précisément le cheval de bataille de l’Association tunisienne pour l’intelligence artificielle (Atia), qui vise à « promouvoir le rôle de levier socio-économique de l’intelligence artificielle au profit de la société et des individus. » Son crédo : utiliser l’IA n’est pas un choix. « On travaille dans le domaine de la médecine, de la finance, des centres d’appels… Comme Internet, qui s’est introduit dans tous les métiers depuis son apparition, l’IA sera partout. De telle sorte que même une secrétaire devra l’utiliser », explique Fatma Siala Kallel, docteur en intelligence artificielle et responsable communication de l’Atia.
Au Maroc, l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P) — affiliée au groupe OCP, géant des phospates — a créé le centre AI movement, un centre international d’intelligence artificielle du Maroc, dont la mission est « de favoriser l’émergence d’un savoir-faire marocain en intelligence artificielle et en sciences des données. »
« L’IA a fait bouger les choses plus rapidement que nous n’aurions pu le prévoir et tous les pays sont en train de rattraper leur retard. Pour vraiment tirer parti de sa puissance, les dirigeants africains doivent s’assurer que leurs nouveaux investissements dans l’IA s’accompagnent d’investissements dans la sécurité afin de minimiser les risques et de protéger leurs investissements », explique à JA Mélanie Garson, responsable « cyberpolitique et géopolitique des technologies disruptives » au Tony Blair Institute, qui plaide pour une collaboration entre pays africains pour « élaborer et soutenir la réglementation au niveau continental. »
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