« Avant les élections de 1994, on nous disait que l’Afrique du Sud allait partir en fumée »

Il y a trente ans se tenaient les premières élections libres d’Afrique du Sud. Un scrutin largement remporté par Nelson Mandela. L’un de ses concurrents de l’époque, Imtiaz Sooliman, aujourd’hui à la tête de l’ONG Gift of the Givers, se souvient du vent d’espoir qui soufflait alors.

Le Sud-Africain Imtiaz Sooliman, fondateur de l’ONG Gift of the Givers. © Montage JA; Gift of the Givers

Le Sud-Africain Imtiaz Sooliman, fondateur de l’ONG Gift of the Givers. © Montage JA; Gift of the Givers

Publié le 27 avril 2024 Lecture : 7 minutes.

Ce 27 avril 1994, de longues files d’attente se forment devant les bureaux de vote pour les premières élections libres d’Afrique du Sud, non réservées aux seuls Blancs. Plus de 62% des électeurs donnent leur voix à Nelson Mandela. Libéré en 1990 après vingt-sept années de détention, le candidat du Congrès national africain (ANC) devient le premier président noir du pays.

Ce jour-là, les électeurs auraient tout aussi bien pu voter pour Imtiaz Sooliman, le déjà célèbre fondateur et dirigeant de Gift of the Givers. Cette ONG humanitaire africaine, la plus importante du continent, a notamment œuvré, en 2023, à la libération du Sud-Africain Gerco van Deventer, otage au Mali avec le Français Olivier Dubois.

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Imtiaz Sooliman n’a finalement jamais été élu. Aujourd’hui âgé de 62 ans, cet homme aussi populaire que respecté  ne se dit pas intéressé par le pouvoir. Du 27 avril 1994 il préfère garder le souvenir ému d’une libération et d’un vent d’espoir plutôt que d’une défaite électorale anecdotique. Rencontre.

Jeune Afrique : En 1994, pour première fois, tous les partis politiques pouvaient se présenter aux élections générales. Vous étiez la tête de liste de l’Africa Muslim Party. Pourquoi étiez-vous candidat ? 

Imtiaz Sooliman : Je n’avais pas du tout participé à la formation du parti. Je ne me trouvais même pas dans le pays [à ce moment-là], mais en Bosnie. C’est quand je suis revenu en Afrique du Sud que j’ai appris que j’en étais le chef. Gift of the Givers avait été créé seulement deux ans auparavant, en 1992.

J’ai fini par y aller, à reculons. J’ai prié secrètement pour qu’on perde. Et, fort heureusement, on n’a remporté aucun siège !

Imtiaz SoolimanFondateur de l’ONG Gift of the Givers et, en 1994, candidat de l’Africa Muslim Party

À l’époque, j’avais déjà conduit plusieurs projets humanitaires, au Mozambique, en Irak, au Bangladesh, en Bosnie, et j’avais participé à des projets en Afrique du Sud à la suite d’inondations et d’ouragans. Pour me convaincre, les gens me disaient : « Vous êtes l’homme le plus respecté [du pays]. » Je leur répondais que je ne connaissais rien à la politique.

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Je ne suis pas né dans une famille de politiciens. Qu’allais-je bien pouvoir raconter ? J’ai d’abord refusé, puis encore et encore, mais on m’a appelé pour m’encourager à me porter candidat. J’ai fini par y aller, à reculons. Je n’étais pas un militant, seulement un homme ordinaire. J’ai prié secrètement pour qu’on perde. Et, fort heureusement, on n’a remporté aucun siège !

Quels sont vos souvenirs du 27 avril 1994 ?

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C’était un jour béni, d’où se dégageait un sentiment de spiritualité et de chaleur, parce que c’était la liberté. Encore plus pour la population noire. Une semaine auparavant, on entendait dire qu’il fallait faire des provisions, préparer son passeport, cacher ses bijoux. On nous disait que cela allait tourner au carnage, que le pays allait partir en fumée.

Tous les médias internationaux avaient débarqué, avec leurs cellules de crise, prêts à filmer des scènes de violence, des commerces dévastés, des pillages… Rien de tout cela ne s’est produit. Les gens attendaient patiemment, formant de longues files d’attente, emplis d’espoir. C’était un jour d’espoir. C’était notre liberté.

J’ai alors dit à des Blancs : « On a ancré chez vous un sentiment de peur depuis si longtemps… Avez-vous eu peur de faire la queue avec des Noirs ? » Ils m’ont répondu : « Non, personne ne nous a menacés, on nous a même parlé très gentiment et personne, Blancs, Noirs ou Indiens, ne s’est senti traité différemment ». Cela aurait dû être la norme depuis toujours. Nous sommes une seule et même grande famille sud-africaine.

Il arrivait que des enfants blancs tentent de vous agresser. Ils se comportaient comme des seigneurs, comme si ce pays n’appartenait qu’à eux et qu’ils pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient.

Imtiaz SoolimanFondateur de l’ONG Gift of the Givers

Vous venez d’une famille d’origine indienne et musulmane. Quelle était votre vie, sous l’apartheid ?

C’était dur, mais pas autant que pour beaucoup d’autres. J’habitais à Potchefstroom, une petite ville [au sud-ouest de Johannesburg]. Mon père tenait un commerce familial. Des Afrikaners [la minorité blanche au pouvoir à l’époque] faisaient leurs courses chez nous, des Noirs aussi.

Nous n’avons pas eu beaucoup de problèmes avec les Afrikaners. Mais, quand vous étiez jeune et que vous marchiez dans la rue, il arrivait que des enfants blancs tentent de vous agresser. Ils se comportaient comme des seigneurs, comme si ce pays n’appartenait qu’à eux et qu’ils pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient. Ils savaient qu’ils s’en sortiraient, que toutes les lois iraient dans leur sens. Que la police les défendrait, et le gouvernement aussi. Tout était fait pour les protéger. Ils bénéficiaient d’une impunité totale.

Nous avions néanmoins plus de chance que les habitants des townships [les quartiers ségrégués, construits en dehors des villes pour éloigner les populations non-blanches]. Mais on ne pouvait pas aller à la gare, au cinéma, à la plage… Nous vivions séparés.

Comment voyez-vous le pays évoluer ?

Il y a eu différentes étapes. La première avec Mandela, qui a fait ce qui était nécessaire : instaurer la confiance, rétablir des relations [entre les communautés], briser le racisme, construire un pays dans lequel les habitants peuvent vivre ensemble. La réconciliation était l’objectif principal. Et Mandela a réussi. Il a intégré l’hymne du régime de l’apartheid à l’hymne sud-africain. Aucun parti politique n’aurait fait ça ailleurs dans le monde. Il l’a fait pour rassembler. Avant cela, il avait formé un gouvernement d’union nationale, dans lequel il avait même inclus d’anciens membres du gouvernement de l’apartheid.

Mandela a aussi pardonné à son geôlier, et il demandé à chacun d’en faire de même. Enfin, il a porté le maillot de François Pienaar [capitaine des Springboks lors de la Coupe du monde de rugby 1995, la première remportée par l’Afrique du Sud à domicile]. Il a porté le maillot d’un sport d’apartheid, d’un public d’apartheid, d’un gouvernement d’apartheid pour affirmer que la réconciliation était la clef de tout.

J’en veux moins au gouvernement qu’au monde des affaires. C’est avec lui qu’a commencé la corruption. Les entrepreneurs, devenus cupides, se sont attaqués aux ressources de l’État.

Imtiaz SoolimanFondateur et dirigeant de l’ONG Gift of the Givers

Ensuite arrive le président Thabo Mbeki, en 1999…

Lui s’est occupé de l’économie. Et il s’en est très bien sorti avec Trevor Manuel [ministre des Finances] ; à l’époque, l’argent débordait de nos caisses. Puis le président suivant [Jacob Zuma] est arrivé…

J’en veux moins au gouvernement qu’au monde des affaires. C’est avec lui qu’a commencé la corruption. Les entrepreneurs, devenus cupides, se sont attaqués aux ressources de l’État. C’était déjà le cas sous l’apartheid. Au fond, il n’y a là rien de nouveau : c’est un système solidement enraciné, dans lequel tout le monde veut faire partie du gouvernement, non pour toucher un salaire mais pour [bénéficier] des contrats [publics].

Le pays, qui avait d’abord pris une bonne trajectoire, a déraillé avec « la capture d’État » [state capture, système de corruption généralisé sous la présidence de Jacob Zuma]. Les gens voulaient toujours plus d’argent, s’enrichir de plus en plus vite. La nouvelle génération a oublié qu’elle était au pouvoir pour servir le peuple, et non pour se servir.

Toutes ces personnes se sont mises à procurer des emplois à leurs amis et à leur famille. En plaçant des gens incompétents, on perd la notion de méritocratie, le sens du devoir et toute motivation pour servir sa patrie. Mais, ces dernières années, le pays s’est mobilisé pour dire qu’il y en avait assez et pour faire bouger les choses ! Les Sud-Africains ont donné une bonne leçon [à l’ANC] lors des dernières élections municipales [le parti est tombé sous la barre de 50% en 2021].

Quelles sont vos relations avec l’ANC ?

J’ai de très bonnes relations avec ses cadres. Je suis brutal et franc, mais ils reconnaissent que je dis la vérité. Je ne parle pas pour les rabaisser, mais pour proposer des solutions qui vont dans l’intérêt du pays.

Quelque 7,4 millions de contribuables ne peuvent financer le train de vie de 62 millions d’habitants. Surtout quand il y a de la corruption et un système de « capture d’État ».

Imtiaz SoolimanDirigeant de l’ONG Gift of the Givers

Une enquête d’opinion l’a récemment montré : si je me présentais aujourd’hui à la présidence, je serais largement élu. Dans la rue, on m’interpelle pour me demander de franchir le pas. Mais, au sein de l’ANC, on sait que je ne suis pas intéressé par le pouvoir, et on me surnomme « le saint homme » !

Je dis simplement que ses membres ne font pas bien leur travail. Mais personne au monde ne pourrait le faire correctement [dans ces conditions], pour une raison évidente : 7,4 millions de contribuables ne peuvent financer le train de vie de 62 millions d’habitants. Surtout quand il y a de la corruption, un système de « capture d’État », les mauvaises personnes aux mauvais postes, l’épidémie de Covid-19, l’inflation, etc.

Gift of the Givers, votre fondation, agit lorsque des catastrophes naturelles frappent l’Afrique du Sud. Quel événement vous a le plus marqué ?

Les émeutes de juillet 2021 [elles ont fait plus de 350 morts et ont suivi l’incarcération de Jacob Zuma, sans qu’un lien n’ait pu être formellement établi]. Cela aurait pu faire l’effet d’une bombe et détruire le pays. La foule était en colère et elle avait faim. Et elle a été furieuse, quelques jours plus tard, quand elle a compris qu’elle avait été manipulée.

Ce n’était pas une insurrection comme les médias l’ont dit, sinon les gens auraient visé la présidence de la République, des réservoirs de carburant, des aéroports, et ce à l’échelle nationale. Ce n’est pas une insurrection de piller un centre commercial. Les gens sont sortis dans la rue car on leur a dit qu’ils pourraient se servir. Certains ont dit agir au nom de Zuma, mais ce n’est pas sa nature, je le connais, et il me l’a dit plusieurs fois : « Dr. Sooliman, ils se servent de mon nom. »

Craignez-vous un soulèvement dans l’hypothèse où l’ANC perdrait la majorité aux élections générales du 29 mai, ou si le MK, le parti de Jacob Zuma, subissait un revers et dénonçait des trucages ?

Je ne suis pas inquiet : je connais ces personnalités, cela n’arrivera jamais. Les médias occidentaux jouent là-dessus, comme ils l’ont fait en 1994. Les Sud-Africains sont suffisamment intelligents [pour ne pas tomber dans ce piège]. Les partis politiques vont se parler. J’appelle à la formation d’un gouvernement d’unité nationale. On traverse une crise économique, la population a perdu espoir et confiance dans la politique, elle ne croit pas que le pays peut se redresser. Or nous avons besoin de responsables politiques honnêtes, capables de former une coalition pour le bien commun.

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