Pourquoi les Tunisiens réussissent davantage à l’étranger

Alors que nombre de ses citoyens témoignent de succès individuels remarquables à l’international, la Tunisie peine à relever les défis rencontrés localement. La faute à une absence d’intelligence collective, explique l’universitaire Kaïs Mabrouk.

La Mediterranean School of Business, à Tunis. © Ons Abid

La Mediterranean School of Business, à Tunis. © Ons Abid

Kaïs Mabrouk. © DR
  • Kaïs Mabrouk

    Professeur franco-tunisien de télécommunication dans plusieurs établissements universitaires en France, Tunisie et Russie, également Deputy CEO de Bouebdelli Education Group.

Publié le 24 avril 2024 Lecture : 5 minutes.

Cette tribune trouve son inspiration dans les multiples fois où mes étudiants m’ont posé la (presque) même question : « Professeur, connaissez-vous le paradoxe tunisien ? » « Lequel ? » ai-je coutume de demander feignant la naïveté. Avec ironie, ils me répondent par un anglicisme berbérisé : « Excellence abroad, stagnation at home. » Et ils ont en grande partie raison. Qu’est-ce qui explique l’excellence des fils et des filles de Tunisie à l’international plutôt qu’au niveau national ?

Prix Nobel, artistes, patrons du CAC40…

Produits de la méritocratie issus de l’école républicaine, ils sont  présents à la Nasa, au CNRS, à la tête de prestigieuses universités. Ils sont également lauréat de prix Nobel, médecins, meilleurs ouvriers de France, patrons d’entreprises cotées au CAC40 et de médias, ministres dans des gouvernements de pays étrangers, sportifs de haut niveau, artistes, médaillés du travail, directeurs de laboratoires… On retrouve aussi de nombreux Tunisiens à la Banque mondiale, au Fonds monétaire international.

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Ce paradoxe touche même nos startups labellisées par l’État, qui prennent leur envol systématiquement quand elles s’installent à l’étranger. Notre nation ne parvient plus à retenir ni ses talents ni ses jeunes entreprises à forte valeur ajoutée. Pourquoi ? La réponse nous a été livrée par Aristote, dans sa sagesse intemporelle. Il souligne brillamment le pouvoir de l’intelligence collective dans l’essor de l’individu : « Aucun homme n’est intelligent par essence. C’est en s’assemblant aux autres qu’il devient plus intelligent que le plus intelligent d’entre eux. »

Cette citation résonne particulièrement dans le contexte tunisien, où les succès individuels à l’étranger contrastent souvent avec l’incapacité à relever les défis rencontrés localement. Les Tunisiens démontrent amplement leur capacité et leur intelligence à travers leurs réalisations remarquables dans des pays développés. Quelles en sont les raisons ?

Éduqués, motivés, résilients…

D’abord, il faut souligner que l’éducation joue un rôle crucial dans la société tunisienne et ce depuis la création de l’Université Zitouna (737 ap. J.-C.). Le système éducatif tunisien, bien que confronté à des défis, a produit de nombreux profils brillants et hautement qualifiés, capables de rivaliser sur la scène internationale. De plus, la culture tunisienne valorise l’éducation et l’ambition, encourageant les individus à poursuivre l’excellence et à repousser les limites de leurs compétences. Nous allons jusqu’à mettre en gage nos biens les plus précieux – nos oliviers séculaires, nos terres ancestrales, notre liberté, notre solvabilité, notre unité, nos espoirs les plus profonds – pour permettre à nos jeunes de poursuivre leurs études à l’étranger.

À cet effort familial s’ajoute l’engagement de l’État, qui, chaque année, accorde des bourses aux 200 premiers bacheliers pour étudier en France et en Allemagne. À peine âgés de 18 ans, ces jeunes sont arrachés à leur pays et à leur famille pour servir l’humanité dans d’autres contrées. Ils incarnent la quintessence de nos talents et de notre savoir-faire. Un espoir pour une renaissance carthaginoise. Cependant, une fois partis, rares sont ceux qui reviennent.

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Une deuxième raison importante de ce paradoxe tunisien réside dans le sentiment de responsabilité et de représentativité qui émerge lorsque les Tunisiens évoluent dans un contexte international. À l’étranger, ils sont souvent perçus comme des ambassadeurs de leur pays, ce qui les pousse à défendre avec ferveur leur communauté, leur drapeau et leur identité nationale. Ils se sentent investis d’une mission et sont donc motivés à exceller et à briller dans leurs domaines respectifs.

Un autre facteur tient à l’éveil de leur instinct de survie dans des environnements étrangers. Lorsqu’ils vivent dans un autre pays, les Tunisiens sont souvent confrontés à des défis tels que l’adaptation à une nouvelle culture, la barrière de la langue et, parfois, les difficultés économiques et sociales. Vivre à l’étranger, c’est plonger dans un océan d’inconnus où chaque jour est une lutte pour la survie. Dans ce monde étranger, notre instinct de survie se réveille, notre mode prédateur s’aiguise, et nos sens se développent pour nous permettre de naviguer avec adresse dans les eaux tumultueuses de l’adversité. En revanche, au niveau national, où le confort et la familiarité peuvent être plus présents, ce flair est moins sollicité, ce qui entraîne un manque de motivation – et d’urgence – pour réaliser pleinement leur potentiel.

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Le pari de l’« onboarding »

Enfin, lorsque les Tunisiens évoluent dans un cadre collectivement intelligent, la dynamique change. Ainsi, les startups labellisées par l’État peinent à prospérer sur le territoire national, mais prennent leur envol systématiquement lorsqu’elles s’installent à l’étranger. Cela met en lumière le pouvoir de l’intelligence collective : en s’associant aux autres, l’individu devient plus fort et plus créatif. Malheureusement, cette force collective est quasiment absente sur le territoire national.

En général, ce sont les pays les plus développés économiquement et scientifiquement qui peuvent accueillir massivement des talents étrangers et les intégrer dans leurs dynamiques. Pour parvenir à ce stade, ces nations ont dû développer des intelligences collectives qui intègrent les nouveaux talents et qui les synchronisent. Elles ont même formalisé ce processus dans ce que nous appelons communément l’“ onboarding ». Ainsi, se conjuguent la formation, l’instinct de survie, le rôle d’ambassadeur et enfin l’intelligence collective du pays ou de l’entreprise d’accueil.

Olfa Gréselle-Zaïbet définit l’intelligence collective comme « un système, […] une somme des intelligences individuelles des membres d’une équipe plus “leurs relations” ». Cependant, son application est entravée par les relations au niveau local. En effet, dans les méandres de notre histoire, l’exemple de Carthage est éloquent. Cette puissance (maritime, économique, militaire) légendaire demeure un témoignage vibrant de notre réalité. Homère disait de cette civilisation : « Par leur puissance, ils égalèrent les Grecs ; par leur richesse, les Perses. » À l’apogée de son unité, Carthage brillait tel un phare de prospérité et d’influence, jusqu’à ce que les artifices de la division ourdis par Rome ne viennent miner sa force. Entre les Barcides et les Magonites naissait une faille, un schisme par laquelle Rome a enfoui son venin. La stratégie romaine, subtile, consista à semer la discorde entre les différents segments de la société carthaginoise, fracturant ainsi « la relation » jusqu’à nos jours.

En conclusion, le paradoxe des talents affecte non seulement la Tunisie, mais également d’autres nations. En effet, les Argentins et les Libanais sont également des exemples connus pour leur capacité à produire des talents qui rayonnent à l’échelle mondiale, mais ils rencontrent également des difficultés à réussir chez eux et à maintenir la viabilité de leur pays. Il est indéniable que ces talents ont en commun de briller à l’étranger en raison des même facteurs clés. Ces éléments se déclenchent systématiquement dans des environnements internationaux propices à la réussite collective.

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