José da Silva : « Avec le succès de Cesária Évora, au Cap-Vert, la musique a pris un autre essor »
À l’occasion de deux événements à Praia, rencontre autour des musiques cap-verdiennes avec le fondateur du label Lusafrica et producteur historique de la diva aux pieds nus.
Des stars internationales comme Salif Keïta, Hermeto Pascoal, Steve Coleman ou le groupe de highlife ghanéen Santrofi, les artistes cap-verdiens Jenifer Solidade, Tibau Tavares, Fabio Ramos ou encore Soren Araújo… Praia, capitale du Cap-Vert, accueillait au début d’avril Atlantic Music Expo, un marché professionnel, et Kriol Jazz Festival, treizième du nom. Encouragés par le succès mondial de Cesária Évora dans les années 1990, d’innombrables chanteurs et musiciens perpétuent et renouvellent les rythmes de l’archipel (morna, coladeira, batuque, funaná) et les autorités élèvent désormais les musiques traditionnelles au rang de patrimoine local et d’argument touristique. Fondateur du label Lusafrica voilà trente-cinq ans et artisan du succès de « la diva aux pieds nus », José da Silva, qui vit aujourd’hui entre Mindelo, sur l’île de São Vicente, Praia et la France, nous éclaire sur l’histoire et l’actualité des musiques cap-verdiennes.
Jeune Afrique : Avez-vous le sentiment, comme cette citation du poète Mário Fonseca qui vient d’être peinte à l’entrée du Plateau (le quartier central de Praia), que « [votre] pays est une musique » ?
José Da silva : C’est vrai. Ici, on vit la musique à longueur de journée, on se lève avec, on s’endort avec. On dit qu’au Cap-Vert, tout est musique. On y met toute notre âme, notre histoire, nos problèmes, les jeunes comme les anciens. L’histoire dit qu’Amílcar Cabral [homme politique guinéo-cap-verdien, précurseur de l’indépendance, assassiné en 1973] avait compris que les Cap-Verdiens s’intéressaient plus à la musique qu’aux livres, et que c’est lui qui a fait créer le premier label cap-verdien, à Rotterdam, alors que les Portugais tenaient encore le pays et qu’il n’aurait pas pu le faire ici. Il avait missionné l’un de ses hommes pour créer Morabeza Records, à la fin des années 1960, et pour produire des artistes qui chanteraient des chansons politiques, indépendantistes et révolutionnaires. Des musiciens émigrés avaient enregistré aux États-Unis pour Columbia Records, dès les années 1920-1930, mais il s’agissait là du premier label cap-verdien, créé en exil, qui a publié les premiers albums du groupe A Voz de Cabo Verde.
La musique est désormais élevée au rang de patrimoine national, voire d’argument touristique…
Avec le succès de Cesária Évora, la musique a pris un autre essor. Elle faisait partie du décor, on la vivait au jour le jour, mais peu pensaient pouvoir en vivre, encore moins qu’elle pouvait attirer des touristes. Son succès a ouvert les yeux à tout le monde et on a vu les choses d’une autre façon. Les familles n’aimaient pas que leurs filles aillent chanter dans les bars et les restaurants, ce qui est maintenant monnaie courante : les interprètes féminines sont légion, son succès a libéré la voix des femmes, qui se passionnent pour la morna notamment. Et depuis cette période, nous voyons débarquer des touristes curieux de découvrir la culture cap-verdienne – la sodade (nostalgie, mélancolie) et la morabeza (douceur de vivre) –, et notre musique, considérée comme une richesse au même titre que le soleil, l’océan et les plages. D’ailleurs, dans les villes, de nombreuses statues, sculptures, fresques et peintures murales rendent hommages à nos grands chanteurs, musiciens… C’est toute une mythologie.
Comment cet héritage se célèbre-t-il ?
Par le biais des centres culturels, des festivals et des médias bien sûr, mais aussi tout au long de l’année : les concerts sont quotidiens au Quintal da Música à Praia, à la Casa de Morna, au Jazzy Bird et au Metalo à Mindelo. Jeunes et moins jeunes perpétuent les rythmes traditionnels, travaillent leurs compositions. La plupart des bars et restaurants programment de la musique les week-ends, si ce n’est tous les soirs. Les artistes, autodidactes pour la plupart, sont innombrables et très attachés à ce patrimoine qu’ils chérissent, et ces lieux sont prisés des Cap-Verdiens, qui viennent s’y retrouver autour des classiques de nos auteurs et compositeurs historiques comme le poète Eugénio Tavares (1867-1930), le musicien Francisco Xavier da Cruz (dit B. Leza, 1905 -1958) ou plus récents, comme Idlo Lobo (1953-2004) et Paulino Vieira (né en 1956)…
Aujourd’hui, Cesária Évora reste toutefois l’emblème de l’archipel…
Oui. Le ministère de la Culture a ouvert un petit musée en son honneur, à Mindelo, en 1995, et après son décès [en 2011] l’aéroport a été rebaptisé à son nom. Elle figure même sur les billets de 2 000 escudos, comme l’accordéoniste Codé di Dona (1929-2010) sur ceux de 1 000. Un autre musée numérique, dans un centre de congrès qui portera son nom, doit lui être consacré près de l’aéroport de Praia. Quant à la morna, elle a été inscrite par l’Unesco au patrimoine culturel immatériel de l’humanité à la fin de 2019. On peut également citer, concernant la promotion et la diffusion de nos musiques, CaboverdeaMusica.online, un musée numérique en anglais, et la plateforme Muska.cv, créée en 2018, qui bien sûr peine à se faire une place face aux géants du streaming, mais a le mérite d’exister.
Le Cap-Vert semble précurseur en ce qui concerne la collecte et la redistribution des droits d’auteur.
Il y a une dizaine d’années, les auteurs se sont fâchés contre la société de gestion qui existait et ne faisait pas grand-chose. Ils ont pris leur avenir en main et ont créé la SCM [Société cap-verdienne de musique]. Présidée par Solange Cesarovna, elle fonctionne mieux, avec l’infrastructure et les logiciels nécessaires. Le label « copyright friendly » lancé par la Cisac [Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs] a permis de mobiliser un peu les hôtels, bars, et restaurants, et tente de se développer ailleurs en Afrique. Aujourd’hui les festivals paient leur redevance, le gouvernement aide, la licence est obligatoire pour organiser un événement musical… Le paradoxe, c’est que la télévision et la radio publiques ne paient pas encore. C’est une autre bataille que nous devons mener.
Qui sont les grands représentants de votre musique aujourd’hui ?
Les plus célèbres en Europe sont sans doute Mayra Andrade, et maintenant Ceuzany, après sa collaboration avec Christophe Maé. On peut citer également l’ancien ministre de la Culture Mário Lúcio Sousa, Teófilo Chantre, Tcheka, Bau, Tito Paris, Princezito, Ary Kueka, Ferro Gaita. Et pour les chanteuses noreferrer" data-auth="NotApplicable" data-linkindex="12">Lura, Nancy Vieira, Elida Almeida, Diva Barros, Mariana Ramos, Maria de Barros…
Ici au pays, bien sûr, ce sont les musiques urbaines qui marchent auprès de la jeunesse : les rappeurs Trakinuz, PCC ou encore Hélio Batalha, les MC Acondize ou Tranka Fulha, d’inspiration afro-house, afrobeats, et le kizomba, en provenance d’Angola, toujours en vogue, avec des stars comme Nelson Freitas, Djodje, Sos Mucci. Sans parler des dizaines de clips de zouk-love qui inondent Youtube.
Enfin, un mot sur votre label Lusafrica, qui a fêté ses trente-cinq ans ?
Il compte maintenant 350 références, nous avons vendu plus de six millions de disques de Cesária Évora, travaillé avec les artistes cap-verdiens mais également sur le continent – avec Bonga, grand prix Sacem des musiques du monde 2023, Lilian N’Goma, Pierre Akendengué, Boubacar Traoré, Sia Tolno –, ainsi qu’au Brésil, à Cuba… Lusafrica est couplé avec Harmonia, label cap-verdien qui a compté jusqu’à sept boutiques sur les différentes îles du pays – la dernière a fermé pendant la pandémie.
L’an dernier, nous avons publié les disques des chanteuses Neuza de Pina, Kátia Semedo et Bertánia Almeida. Au programme cette année, les singles de jeunes artistes locaux : Indira, Sónia Sousa, Elly Paris, Moreno… Et à l’international, les nouveaux disques de Lucibela et de Teófilo Chantre, le premier album du jeune auteur-compositeur Fabio Ramos et un hommage posthume au chanteur cubain Polo Montañez, par son groupe, avec des compositions inédites.
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus – Culture
- Esclavage : en Guadeloupe, un nouveau souffle pour le Mémorial ACTe ?
- Janis Otsiemi et la cour de « Sa Majesté Oligui Nguema »
- Fally Ipupa : « Dans l’est de la RDC, on peut parler de massacres, de génocide »
- Pourquoi tous les Algériens ne verront pas le film sur Larbi Ben M’hidi
- Francophonie : où parle-t-on le plus français en Afrique ?