Migrants : à Jérissa, dans le no man’s land entre Tunisie et Algérie

Dans le nord-ouest de la Tunisie, près de la frontière algérienne, les habituels touristes cèdent de plus en plus fréquemment la place à des candidats à la migration venus d’Afrique subsaharienne. Entre compassion et instrumentalisation politique, Tunis peine à répondre aux défis de la situation, et l’accord signé avec l’Europe n’y change pas grand chose. Reportage.

Des migrant subsahariens dans le camp d’El Amra, à 30 km au nord de Sfax, le 23 avril 2024. © FETHI BELAID/AFP

Des migrant subsahariens dans le camp d’El Amra, à 30 km au nord de Sfax, le 23 avril 2024. © FETHI BELAID/AFP

Publié le 27 avril 2024 Lecture : 6 minutes.

« C’était il y a six mois en début d’après-midi. J’ai sursauté en entendant frapper à la fenêtre de la cuisine, puis j’ai vu des silhouettes se faufiler dans la cour. J’étais seule, j’ai eu vraiment peur », se souvient Raja, une exploitante agricole des environs de Jérissa, dans le nord-ouest de la Tunisie. La crainte qu’elle a éprouvée est très vite devenue de la pitié quand elle s’est retrouvée face à deux personnes d’origine subsaharienne qui répétaient inlassablement « maya, maya ». « De l’eau » en arabe.

Une apparition surprenante dans une campagne réputée pour sa production céréalière, ses mines de fer, ses vestiges antiques et… sa proximité avec la frontière algérienne. « Les touristes sont rares. Par ici passent surtout les marchandises et les Algériens qui vont vers Tunis ou Hammamet », poursuit Raja, qui n’avait jamais imaginé que des migrants pouvaient ainsi surgir de nulle part.

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L’apparition de Subsahariens sans papiers dans le nord-ouest de la Tunisie n’est pas un phénomène nouveau, mais il est récent. « Jusqu’à il y a un an à peu près, les points de passage étaient assez circonscrits aux régions du Sud limitrophes de la Libye et de l’Algérie. Mais l’augmentation des contrôles frontaliers a poussé le flux vers le Nord », explique un garde forestier de Kef Berda. Qui en donne pour preuve d’innombrables vidéos mises en ligne par la population du cru.

« Suis les rails, marche tout droit »

Toutes montrent des jeunes hommes se déplaçant rapidement par petits groupes vers une destination inconnue. Peu loquaces, ils indiquent tous Tunis comme destination finale, mais aucun ne peut expliquer pourquoi ce choix. « Tunis est beau », hasarde l’un d’entre eux qui baragouine un peu de français. Les 270 kilomètres qu’ils devront encore franchir pour atteindre la capitale tunisienne ne sont rien au regard des milliers de kilomètres qu’ils ont déjà parcourus.

« Venez, il y en a d’autres », nous signale un vendeur de pain à la sauvette qui les voit cheminer à travers champs. « Ils sont sur le qui-vive et évitent les grands axes, surtout le jour, mais comme je leur donne de l’eau et du pain, je dois leur sembler sympathique », raconte l’homme, qui nous conduit vers un groupe de jeunes gens rassemblés un peu plus loin, sous un arbre. Ils sont quatre hommes, dont un Soudanais et un Tchadien, à attendre on ne sait quoi. La veille, ils ont franchi clandestinement la frontière algérienne.

Idriss a 26 ans, il est originaire de Faya-Largeau, dans le nord du Tchad. Il a rencontré ses compagnons d’aventure en Algérie, au sud de Ghadamès. Depuis ils font route ensemble avec le sentiment d’être un peu plus en sécurité dans un environnement qu’ils savent hostile, aussi bien par sa nature désertique que par une politique de rejet des migrants irréguliers.

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Il avait craint le pire quand ils ont été pris en Algérie par des inconnus et jetés dans des voitures sans plaques d’immatriculation qui ont emprunté des pistes à peine tracées. « On ne savait pas où ils nous conduisaient, on pensait qu’ils allaient nous jeter dans le désert. C’était sans doute trop loin. Ils nous ont relâchés à deux pas de la frontière en nous disant : “Marche vers l’Est, va tout droit, suis les rails, tu arriveras”. »

Des indications sommaires mais suffisantes pour quitter le no man’s land frontalier où les anciennes voies ferrées reliant les mines de fer entre l’Algérie et la Tunisie, datant de l’époque coloniale, servent désormais de guide à des Subsahariens aspirant à franchir la Méditerranée.

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Réouverture du camp de rétention de Bir Fatnassia ?

« Plus personne ne croit que la Tunisie est un eldorado comme décrit par les passeurs. C’est un point de passage », précise Idriss. Mais aussi une souricière depuis que les accords migratoires signés entre la Tunisie et l’Union européenne en juillet 2023 sont devenus effectifs.

D’ailleurs, depuis le retour de la belle saison, Tunis s’emploie à déjouer les opérations de traversées clandestines conjointement avec les forces européennes de sauvetage en mer présentes dans les eaux internationales. « 84 embarcations ont coulé, 97 ont été ramenées en Tunisie avec à leur bord un total de 4 088 étrangers et 90 Tunisiens », rapporte le porte-parole de la garde nationale tunisienne, Houssem Jebabli, qui esquive les questions sur les centres ou camps de rétention qui pourraient être créés. « Le plus probable est la réouverture de celui de Bir Fatnassia à Tataouine [Sud] », signale un expert en migration.

Le circuit devient classique : ceux qui sont ramenés en Tunisie vont rester là et guetter une autre occasion pour repartir. « Les autorités ont refoulé nombre d’entre eux vers la Libye ou même l’Algérie, mais ils reviennent », rapporte un opérateur du Croissant-Rouge.

« Alger désinforme en assurant Tunis que ceux qui arrivent sont bien peu nombreux par rapport à ceux qui sont refoulés et montre, photos et vidéos à l’appui, le travail de refoulement accompli », rapporte Romdhane Ben Amor, du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES).

La députée Fatma Mseddi, ou la haine de l’altérité

Seulement de très nombreux témoignages infirment les déclarations algériennes. « Pour l’Algérie, se débarrasser de migrants en les poussant vers la Tunisie ou le Niger représente un problème de moins », ajoute un frontalier, qui se souvient que l’apparition du phénomène vers Tozeur (Sud-Ouest), il y a dix-huit mois, avait été imputée aux flux touristiques tant l’idée de migrants irréguliers était alors étrangère à la population frontalière, habituée en revanche à recevoir de nombreux visiteurs étrangers. Mais en fait de touristes, les bus déchargeaient au point de passage de Hazoua des Subsahariens encombrants pour Alger.

Depuis, le phénomène est devenu très commun au point de représenter un problème social ou qui peut être instrumentalisé à des fins partisanes. La députée de Sfax (Centre-Est) Fatma Mseddi se fait le porte-parole de ce mouvement qui use de tous les arguments populistes pour attiser l’hostilité à l’égard des migrants.

Elle parle ni plus ni moins que de déportation pour réclamer que les Subsahariens, expulsés de Sfax et réfugiés sous les oliviers d’El Amra – à 30 km au nord de Sfax – soient refoulés. Elle ne suggère jamais de prise en charge par les autorités tunisiennes et réduit sa position à une haine de toute altérité.

« On n’a pas déporté les Africains… Il s’agit d’une tentative de libération des champs de Sidi Hmed… Ce n’est pas une solution… Il est inacceptable d’avoir, sur notre territoire, 20 000 étrangers ayant pris d’assaut nos terres et nos biens… Il s’agit des chiffres du Croissant-Rouge… Ils violentent le peuple… On souffre en silence. »

Certains sont solidaires

Dans le nord du pays, le discours est bien différent. « Désolé, la loi m’interdit de t’héberger, mais tu peux venir tous les jours prendre de l’eau et à manger », dit Habib à un jeune homme qui se terre depuis quelques jours dans les cavités autour de la Montagne noire, près des mines de fer de Jérissa.

Ce retraité de l’enseignement est très remonté contre les députés et les législateurs en général qui n’ont pas pas jugé bon de créer un contexte juridique qui permette d’accueillir ces migrants : « Sans statut de réfugiés ou de demandeurs d’asile et sans autorisation de travailler, on les pousse à la délinquance. Il y a pourtant tant de tâches que les Tunisiens ne veulent plus accomplir. »

Il déplore les images terribles du démantèlement des tentes de fortunes d’El Amra, le 23 avril, et craint le pire pour les Soudanais qui campent dans un square du quartier des ambassades et des affaires du Lac, à Tunis, à deux pas des bureaux de l’Organisation internationale de la migration (OIM) et des du Haut Comité pour les réfugiés (UNHCR).

Deux organisations supposées venir en aide aux migrants, mais qui ne peuvent réellement être efficientes. L’OIM n’intervient que pour les rapatriements volontaires après une procédure précise, et l’UNHCR a des marges d’intervention réduites.

Houssem Jebabli a pourtant implicitement reconnu les difficultés rencontrées dans la gestion de la migration irrégulière et demandé de l’aide à la société civile. Mais il sera difficile aux associations humanitaires qui étaient en première ligne de reprendre du collier : beaucoup d’entre elles bénéficient de financements étrangers, ce qui les rend suspectes aux yeux d’un pouvoir qui estime que ce type de fonds représente une atteinte à la souveraineté. Reste que la Tunisie devra bien, dans son approche du phénomène, intégrer le respect de la dignité humaine. Une valeur que son président, Kaïs Saïed, brandit régulièrement quand il s’adresse à ses partenaires étrangers.

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