Masa 2024 : les artistes femmes en lutte contre le patriarcat

Humoristes, danseuses, comédiennes, scénaristes… Nombreuses sont celles qui ont défendu des créations sur la condition et l’émancipation des femmes lors de la 13e édition du Masa. Entre rire et émotion, ces artistes ont su capturer le public, enfin prêt à se rallier à la cause.

Les actrices de la pièce « La Toge des Insensés » : Evelyne Ily, Eve Sandrine Guehi, Annick Christelle Keipo. Actrices de la pièce « La Toge des Insensés »
Evelyne Ily, Eve Sandrine Guehi, Annick Christelle Keipo
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Les actrices de la pièce « La Toge des Insensés » : Evelyne Ily, Eve Sandrine Guehi, Annick Christelle Keipo. Actrices de la pièce « La Toge des Insensés » Evelyne Ily, Eve Sandrine Guehi, Annick Christelle Keipo © DR

eva sauphie

Publié le 9 mai 2024 Lecture : 7 minutes.

« Les femmes ont aussi une libido ! », s’exclame une comédienne en brandissant un sextoy à paillettes sur scène. « Amen ! », rétorque une spectatrice du Palais de la culture de Treichville, où s’est tenue la 13e édition du Marché des arts du spectacle d’Abidjan, en Côte d’Ivoire. Cet après-midi-là, la salle de théâtre Niangoran Porquet hébergée dans l’imposant complexe du front lagunaire est pleine à craquer. Plus de 300 personnes – le bouche à oreille et l’interdiction aux moins de 18 ans aidant – se sont donné rendez-vous pour assister à La Toge des insensés, une pièce drôle et sexy sur l’émancipation et le plaisir féminin. Sur les planches, trois amies se retrouvent après s’être perdues de vue pendant des années. L’occasion pour le trio féminin de fanfaronner sur la réussite de leurs vies sociale et sentimentale, mais passée la mascarade, vient bientôt l’heure des aveux. À mesure que nos héroïnes noient leur chagrin et leur frustration dans l’alcool, le masque social tombe.

Malheureuses en couple, enfermées dans un mariage terne et sans fantaisie sexuelle, aucune d’entre elles ne supporte vraiment son foyer ni sa condition. Pourtant, quand il s’agit d’imaginer ce à quoi pourraient bien ressembler leurs relations intimes, les fantasmes vont bon train. Délires masochistes, désir de polyandrie (système dans lequel une femme est mariée à plusieurs époux), libertinage… aucun tabou n’échappe à la comédienne ivoirienne Eve Guehi, à qui l’on doit aussi l’écriture de la pièce. « J’en avais assez d’entendre mes amies se plaindre de ce genre de sujets. Je suis anticonformiste alors j’ai profité de mon statut d’artiste, qui me protège, pour dire tout haut ce que les gens pensent tout bas. »

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Éveiller à l’égalité des genres

Derrière les ressorts de la comédie de boulevard et l’apparente oisiveté des sujets sexo abordés, la pièce a vite pris un tour politique aux allures de plaidoyer. « Vous aimez le sexe mais vous blâmez les femmes qui l’aiment, vous regardez du porno mais vous condamnez les actrices qui le font (…), vous suivez les comptes de femmes nues mais vous pensez qu’elles ne méritent pas le respect », clament de concert les comédiennes, une toge sur le dos, en s’adressant au public. « Il y a une sorte d’injustice dans les lois en Afrique de l’Ouest. Tout le monde parle de l’égalité, mais on est vraiment dans une société phallocrate et hypocrite où la religion, les politiques et la tradition oppriment les femmes et empêchent leur épanouissement, pointe la scénariste. J’ai décidé d’attaquer tout ça, pour dire que nous aussi nous sommes des êtres humains, que nous avons une libido à satisfaire et qu’il faut en parler. Au delà d’un spectacle, c’est un appel à la liberté d’être soi, à la communication libre et libérée entre les partenaires pour éviter d’aller jusqu’au divorce et à l’adultère et, plus tragique, jusqu’aux féminicides », explique l’enseignante en théâtre à l’Insaac qui a su fédérer un public mixte et intergénérationnel ce jour-là.

« Les plus jeunes, hommes compris, sont attirés par ma pièce, car ils ont la rigolade, mais ils ont aussi un message. » Un message qui a obtenu une standing ovation lors de cette 10e représentation, signe que les lignes bougent. « Eve Guehi est une comédienne respectée en Côte d’Ivoire, donc on l’écoute et ça finit par faire effet, observe Chantal Djedje, directrice générale adjointe du Masa. Grâce à ce genre de propositions artistiques, on est en train de changer la façon de penser du public, et en particulier celle de cette nouvelle génération qui s’éveille aux questions d’égalités des genres », complète la promotrice culturelle qui a tenu à ce que la programmation reflète au mieux la parité de genre, avec une trentaine de troupes portées exclusivement par des femmes sur 130 (mixtes).

Ni « cute » ni soumises

Or, le travail de représentation ne s’est pas limité qu’aux statistiques. « Sur le fond, le comité artistique international du Masa tenait à montrer comment sont les femmes africaines aujourd’hui pour en finir avec le mythe de la femme africaine soumise », complète-t-elle. Un stéréotype que l’humoriste ivoirienne Prissy la Dégameuse a dégommé grâce à des punchlines bien senties sur l’émancipation financière des femmes, dans son one woman show « Qui suis-je ? » présenté devant plus de 1000 personnes. « Les filles, ayez votre propre argent, assumez-vous, parce que quand on sort avec un gars riche (qui nous entretient, ndlr), il faut se saper, mettre la gaine, emprunter la perruque de sa cousine et se laver trois fois par jour », enchaîne-t-elle dans un débit mitraillette, tout en dénonçant la charge esthétique qui revient aux femmes. Trop peu pour la stand-upeuse d’Abobo qui refuse de se soumettre à ce type d’injonctions et préfère les gars pauvres et l’auto-gestion.

« On assiste à un éveil continental sur les violences basées sur le genre »

La Côte d’Ivoire s’est nettement démarquée sur les questions de genre pendant cette semaine consacrée au spectacle vivant. Sans doute parce que le pays est engagé sur le sujet depuis plusieurs années. « Il y a eu un déclic sur ces questions-là depuis que l’État a voté la loi sur la parité hommes-femmes à l’Assemblée nationale en 2019, note Chantal Djédjé. Même si l’on doit encore faire des efforts sur l’excision, il y a un engagement politique sur les violences basées sur le genre (VBG) au niveau du Ministère de la femme, et forcément cet engagement a des répercussions sur le Ministère de la culture. Cette politique mise en place commence à porter ses fruits. »

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Mais les autres pays n’étaient pas en reste au marché des arts et du spectacle d’Abidjan. « On assiste à un éveil continental », complète la fondatrice de la Fabrique culturelle d’Abidjan. Dans son seule en scène, l’humoriste camerounaise Jeanne Mbenti incarne une femme qui parle de sport, c’est aussi une façon de dire qu’il ne faut pas catégoriser les femmes dans un secteur. La compagnie de cirque guinéenne Circus Baobab aborde la question de l’excision. La pièce malienne, Le pouvoir du pagne, s’intéresse à celle du pouvoir et à qui on le donne. Bref, dans toutes les disciplines, des créations ont permis de porter une parole que l’on pourrait qualifier de féministe. Et si l’émancipation était au cœur des thématiques abordées, celle de la réparation fût tout aussi centrale.

Libérer la parole et sortir du trauma

Pour raconter l’indicible et lever le tabou sur les violences faites aux femmes, d’autres artistes ont misé sur le langage du corps. Sur les planches de la salle de théâtre Niangoran Porqué, la danseuse béninoise Cybelline de Souza, 33 ans, se débat sur des boucles électroniques. On la voit tomber, se relever, encaisser, se remettre debout, flancher à nouveau, puis se dresser fièrement et renaître. Ces mouvements pas comme les autres sont ceux dont elle a été témoin, enfant, alors que sa mère subissait les coups de son père. « Je libère la parole pour ma mère, qui a été victime de violences conjugales, mais aussi pour toutes les femmes, pour leur dire qu’elles ne sont pas seules, clame-t-elle au soir de la représentation de son spectacle Que nos voix résonnent. Ce genre d’actes menés à l’encontre des femmes et le silence qui les entoure peut mener au suicide. Je veux dire aux femmes qu’on peut trouver le moyen de s’en sortir. Cette pièce est comme une thérapie », analyse-t-elle.

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Même combat pour l’Ivoirienne Véronique Lou Djehinan qui présentait sa pièce chorégraphique narrative « Voix d’elles », sur les violences sexuelles. « C’est une histoire personnelle que j’ai d’abord partagé avec des femmes de mon entourage, qui m’ont encouragée à parler. Je suis allée voir des associations de femmes au Burkina et au Niger, où je suis aujourd’hui installée, et en écoutant les récits d’autres femmes, victimes d’inceste et autres violences, ça a déclenché quelque chose en moi. J’ai compris qu’on était nombreuses à afficher des sourires puis à rentrer chez nous et à nous murer dans le silence, relate la chorégraphe formée à l’École des sables, au Sénégal. Les femmes restent enfermées sur elles-mêmes, dans leur trauma. »

Au moment du confinement de 2020, la danseuse a un déclic et commence à écrire son récit. Elle utilise des gestes quotidiens et des codes de la tradition gouro, dont elle a hérité. Dans une danse frénétique, on la voit agiter et retourner ses mains hâtivement, les frotter sur son corps comme pour se purger, et enfin pointer du doigt. « On peine à indexer les personnes qui nous font du mal. En Afrique, on te dit que ce n’est pas bon, que ta famille sera déshonorée si tu dénonces. Mais c’est ça qu’il faut oser faire, même si ta voix ne sort pas, ton corps peut s’exprimer », milite l’artiste qui utilise aussi la danse de lutte de chez elle pour « atteindre la délivrance thérapeutique ». En citant Fanta, Anne, Lou et Rachida sur scène, elle montre aussi que la lutte est collective et qu’il s’agit d’un combat de société auquel elle souhaite prendre part. « Même si je ne peux pas stopper les violences, je peux alerter. Car au Niger, c’est difficile d’en parler parce que c’est un vrai tabou. Même le simple fait de voir une femme danser est difficile à accepter. Alors parler de violences… En Côte d’Ivoire, c’est un sujet que l’État ne néglige pas alors je profite de la plateforme du Masa pour montrer qu’on peut y arriver pas à pas et apporter un changement de mentalités au Sahel », espère celle qui présentera aussi sa pièce, courant juin, au Théâtre de la Villette à Paris, dans le cadre du festival Génération A, pour que ces récits intimes et collectifs continuent d’éveiller les consciences.

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