Au Maghreb, féministes united ? (2/2)
Si le mouvement féministe marocain est particulièrement visible en cette période de réforme du code de la famille, ses équivalents algérien et tunisien ne sont pas moins déterminés. Mais se heurtent à des résistances et à une hostilité qui semblent avoir pris de l’ampleur ces dernières années, raconte ce second volet de notre enquête sur le féminisme au Maghreb.
La situation des organisations et des militantes féministes est particulièrement difficile en Algérie, où les femmes ont été écartées du paysage politique post-indépendance de 1962, brimées par le code de la famille de 1984 (qui leur a attribué un statut d’éternelle mineure) et furent les premières victimes de la décennie noire dans les années 1990 ayant détruit beaucoup d’acquis. « Elles n’ont rien lâché jusqu’à la réforme du code de la famille en 2005 », raconte l’une d’elles, sauf que celle-ci a été très superficielle.
Une autre militante, plus jeune, s’inquiète d’une « hausse du salafisme en Algérie » et plaide pour « une séparation du religieux et de la politique, car la religion est instrumentalisée ». Or c’est exactement ce que reprochent aux féministes et aux « progressistes » les franges conservatrices au Maghreb : porter atteinte aux fondements des sociétés islamiques, et importer des idées « d’Occident ».
Pour autant, à la veille d’une nouvelle élection présidentielle – prévue le 7 septembre prochain –, les féministes algériennes, qui ont su opérer une continuité intergénérationnelle, ont encore de l’espoir : « On s’organise, on prépare du contenu pour exiger des réformes. L’idéal, c’est l’abrogation du code de la famille, mais nous avons une autre stratégie : l’abrogation article par article de celui-ci, dont l’article 11, qui accorde encore des exceptions pour le mariage des mineurs, et l’article 61, qui enlève la garde des enfants à une femme divorcée si elle décide de se remarier. Nous souhaitons également l’interdiction de la polygamie et aborder subtilement l’égalité dans l’héritage ». Pour rappel, l’université algérienne est composée à 66 % d’étudiantes, mais seules 17 % des femmes sont salariées.
En Tunisie, la féministe Henda Chennaoui, chercheuse, consultante et fondatrice de l’école féministe Lina Ben Mhenni, estime également que la volonté politique n’est pas du côté des femmes. « Il y a une montée de l’extrême droite partout dans le monde, une tendance au conservatisme, au populisme, et la Tunisie ne fait pas exception. La crise économique y est aussi pour quelque chose. Mais il y a aussi un affaiblissement de la gauche, de la société civile et des mouvements sociaux. » Selon elle, depuis le coup d’État institutionnel de Kaïs Saïed en 2021, la société civile, terrorisée à cause des arrestations d’opposants et des procès iniques, a été isolée des responsables politiques, des institutions et des médias, ce qui a rompu le dialogue.
Pour autant, les associations féministes et/ou de défense des droits humains continuent de s’organiser, de s’exprimer et de bénéficier d’aides financières. Le contexte est donc bien différent de celui de l’Algérie, et plus proche de celui Maroc. Pour autant, elles ne sont pas épargnées par le harcèlement en ligne et médiatique. « Depuis la révolution de 2011, des associations continuent d’être créées par des jeunes féministes souvent très politisées, qui militent à la fois pour les droits des femmes, des prisonniers politiques, des migrants subsahariens, et dénoncent les procès d’opinion. Les féministes travaillent beaucoup en réseau, entre anciennes et jeunes associations. C’est notamment le cas de La voix des femmes, créée après le printemps tunisien, ou d’Intersection, créée récemment », précise Monia Ben Jemia, féministe et universitaire, présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates.
La fin de l’exception tunisienne ?
En matière de droits des femmes, la Tunisie est souvent citée en exemple. D’abord parce que c’est un pays avec une très forte tradition féministe, qui précède l’indépendance de 1956, mais aussi parce que Habib Bourguiba, président de 1957 à 1987, a instauré la laïcité et le féminisme d’État. En réalité, l’islam, considéré comme la première base de l’État tunisien, a été nationalisé et instrumentalisé, sans que son interprétation patriarcale ne soit remise en question’; tandis que les droits des femmes ont évolué ou régressé en fonction des jeux politiques entre le pouvoir et les oppositions, notamment les islamistes, et souffrent de disparités régionales.
Quoi qu’il en soit, les Tunisiennes ont des droits que leurs voisines maghrébines n’ont pas, dont l’interruption volontaire de grossesse (IVG), légalisée depuis 1973. Mara Med, un réseau méditerranéen qui milite pour le droit à l’avortement, a d’ailleurs organisé sa dernière réunion en Tunisie, en présence de féministes marocaines et algériennes. Mais sur le terrain, cet acquis tunisien est en danger : « la situation s’est détériorée depuis 2010, c’est le fruit de décisions politiques, d’une crise économique et d’un manque d’éducation et de conscience. L’accès aux soins est de plus en plus difficile et sélectif », abonde Henda Chennaoui. Souvent, le personnel soignant fait obstruction, inflige des mauvais traitements aux patientes, et les établissements font face à des pénuries de médicaments.
En 2018, le prédécesseur de Kaïs Saïed, feu Béji Caïd Essebsi, avait promis un projet de loi relatif à l’égalité homme-femme en héritage (une première dans le monde arabe, mais pas musulman), qui a généré une levée de boucliers dans la société tunisienne et chez les parlementaires, avant d’être définitivement enterré par l’actuel président, estimant qu’on pouvait prendre « ses dispositions de son vivant ». Concernant les enfants nés hors mariages en Tunisie, une mère peut donner son propre nom de famille et établir une filiation officielle entre elle et son bébé, même s’il n’existe pas encore de reconnaissance sociale et politique claire de ce statut.
Ainsi, les revendications des féministes sont sensiblement les mêmes entre la Tunisie, l’Algérie et le Maroc. « Voilà pourquoi en Tunisie, où notre agenda féministe est à l’arrêt, nous ne regardons pas de haut nos voisins et sommes solidaires lorsqu’il y a des réformes plus égalitaires au Maroc ou en Algérie. Sans compter que les violences faites aux femmes augmentent aussi chez nous. Lorsqu’il y a des progrès dans l’un de ces pays, ça a forcément des conséquences sur les autres. Une réforme du code de la famille au Maroc, ça nous permet de dire que nous aussi on a besoin d’une réforme du code du statut personnel tunisien. Au Maroc et en Algérie, la notion de chef de famille a été supprimée, pas chez nous. Aujourd’hui, nous souhaitons, entre autres, en finir avec la garde de l’enfant soumise à la tutelle de l’homme, l’inégalité en héritage comme nos voisines. Mais aussi avec les dispositions sur la dot qui légitiment le viol conjugal, l’interdiction pour une femme d’épouser quelqu’un trois mois après un divorce ou quatre mois après un deuil », énumère Monia Ben Jemia.
« L’interdiction d’épouser un non musulman a été abolie en 2017, mais beaucoup d’officiers d’état civil et de notaires refusent de célébrer ces mariages. En 1993, le devoir d’obéissance de la femme a été retiré, et la femme divorcée a été autorisée à voyager avec ses enfants, mais ça n’a pas été appliqué avant 2015 », poursuit la militante. Que ce soit en Tunisie, en Algérie ou au Maroc, les féministes estiment que les lois et les réformes ne suffisent pas, puisque les policiers, les magistrats ou encore les notaires ne les appliquent pas. Ainsi, en Algérie ou au Maroc, le témoignage d’un homme vaut toujours plus que celui d’une femme, même si des lois ont abrogé cette « règle » d’un autre âge. Mais pour changer les mentalités et venir à bout de la misogynie, « il nous faudra bien vingt ans de plus », conclut une féministe algérienne.
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