Le Maroc et sa façade Atlantique, une si longue histoire

Le royaume, une puissance maritime ? Côté Méditerranée, assurément. Mais le rivage atlantique a lui aussi occupé une place importante dans l’histoire du pays, avec ses phases de déploiement et d’autres plus modeste. Retour sur une aventure océanique séculaire, voire millénaire.

« Salée », une gravure sur cuivre, vers 1670, de John Ogilby (1600-1676). © John Ogilby / domaine public

« Salée », une gravure sur cuivre, vers 1670, de John Ogilby (1600-1676). © John Ogilby / domaine public

Publié le 6 juin 2024 Lecture : 7 minutes.

La relation millénaire du Maroc à la mer est complexe. L’explication première se trouve dans la géographie elle-même : une mer et un océan. La Méditerranée, certainement plus que l’Atlantique, va rythmer l’histoire du pays. Toutes les invasions ou presque viendront de la mer intérieure. Elles vont déterminer l’identité même du royaume. La façade atlantique, toutefois, n’est pas en reste. Des Phéniciens aux Romains en passant par les Carthaginois, plusieurs civilisations y ont très tôt élu domicile, mais c’est surtout au XVe siècle, avec l’élan des grandes découvertes, que le littoral occidental du Maroc participe définitivement à l’histoire universelle. Il oscillera, ensuite, entre fermeture et ouverture.

Une première précision s’impose, elle est de l’ordre de la géographie historique. Au Moyen Âge, sous les Almoravides puis les Almohades, la façade atlantique du Maroc couvre une plus ample latitude, s’étendant des côtes ibériques jusqu’aux côtes sahariennes. Dès le XIIe siècle, avec la reconquête intégrale du Portugal puis d’Al-Andalus, le littoral atlantique de l’Occident musulman se rétrécit brusquement au rivage atlantique du Maroc actuel.

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Au fond, les Arabes ne vont ni exploiter ni explorer cette étendue océanique qui les inquiète. Le grand sociologue et historien arabe Ibn Khaldoun ne dit pas autre chose : l’Atlantique est « un océan vaste et sans limites, dans lequel les navires n’osent pas s’aventurer hors de vue des côtes, car même si les marins connaissaient la direction des vents, ils ne pouvaient pas savoir où ceux-ci les emporteraient, car il n’y avait pas de territoire habité au-delà ». C’est bahr al-zulumat, la traduction arabe du latin mare tenebrarum, la mer ténébreuse. « La mer ténébreuse entendez, au large des côtes sud du Maroc, ce morceau d’Atlantique que baignent, en permanence, les brumes montées des eaux froides du courant des Canaries », explicite l’historien français Pierre Chaunu dans son ouvrage L’Expansion européenne du XIIIe au XVe siècle.

L’expansion portugaise

Et bien sûr, les Portugais et les Espagnols, forts de leurs avancées techniques avec la caravelle, les portulans et le gouvernail d’étambot vont se jeter tous azimut dans l’exploration des horizons lointains. Les côtes atlantiques du Maroc leur permettront de se projeter plus loin encore. Ainsi vont-elles graduellement voir apparaître comptoirs et places fortes, qui sont autant de relais permettant aux Européens de s’assurer une continuité maritime entre la métropole et les colonies lointaines en Afrique orientale, en Asie et en Amérique.

« L’expansion portugaise au Maroc s’est faite en deux phases principales : de 1415 à 1486, les actions se déroulent dans le nord du Maroc, et, de 1486 à 1550, les Portugais s’installent le long du littoral atlantique, jusqu’au Souss. […] En 1514, à l’apogée de la période portugaise au Maroc, il ne restait plus que deux ports atlantiques aux Marocains, Salé et Badis. Tous les autres mouillages importants étaient sous le contrôle de Lisbonne. La conquête portugaise était d’ailleurs faite pour durer puisque trois évêchés avaient été créés, à Ceuta, Tanger et Safin. Les établissements portugais avaient pour nom les fronteiras« , détaille l’historien Bernard Lugan dans son Histoire du Maroc. On comprend bien dès lors que cette mainmise des Lusitaniens étouffe le commerce marocain. Coupé de la dynamique atlantique, l’Empire chérifien va se recroqueviller sur le commerce terrestre et transsaharien, et ce pour une longue période.

Cette présence des Portugais sur les façades maritimes de l’Empire chérifien aura des conséquences notables sur la continuité dynastique au Maroc. Quand, en 1517, les Saadiens allument l’étincelle du jihad dans la région d’Agadir, c’est à la fois pour reprendre aux Lusitaniens les villes portuaires sur l’Atlantique et pour confisquer le pouvoir aux Wattassides, qu’ils jugent complices des « envahisseurs ». En un peu plus d’un tiers de siècle, les Portugais sont chassés des ports marocains, et Fès en 1554 tombe aux mains des Saadiens. C’en est fini des Wattassides, après un peu moins d’un siècle de règne. Ironie du sort, les derniers représentants de cette famille royale seront assassinés par des pirates… sur la côte atlantique !

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À la fin du XVIe siècle, le Portugal ne conserve plus que trois ports : Tanger, Mazagan (El-Jadida) et Ceuta. Non seulement les Portugais perdent une partie de leur empire maritime en Afrique du Nord, mais, en 1578, après la bataille des Trois rois, dans les environs de Ksar el-Kébir, c’est leur souverain, Sébastien Ier, qu’ils perdent au Maroc. L’Empire chérifien en tire une aura nouvelle, et le sultan Abou Abbas Ahmed est affabulé du titre d’Al-Mansour (« le vainqueur »). La tâche n’est cependant pas finie. Il lui faut maintenant sécuriser le littoral atlantique. Le Maroc ne possédant pas de flotte en bonne et due forme se tourne vers la reine d’Angleterre, Élisabeth Ire. « Mais pour les Anglais, la mer devait rester anglaise, au pire européenne […] Devant le refus anglais, Al-Mansour avait dû se résoudre à se tourner vers les sables sahariens », raconte le journaliste Bernard Nantet. Contraint et forcé, pour plusieurs siècles, le Makhzen allait tourner le dos à l’océan Atlantique.

Les pirates prennent le contrôle

Faute d’une véritable force navale relevant de l’autorité de l’État central, les rivages sont ainsi abandonnés à leur sort. Loi universelle s’il en est, lorsque les autorités se montrent défaillantes, d’autres organismes officieux prennent la relève. Dans ce cas précis, c’est la piraterie qui va contrôler le littoral atlantique. Salé, non loin de Rabat, la capitale actuelle du royaume, installée à l’embouchure de Oued Bouregreg, en devient le fief principal. « Les Salétins “brigandent” l’océan Atlantique jusqu’à la Tamise, mais leurs vaisseaux écument de préférence le triangle Açores-Madère-Canaries, où ils surprennent les lourds galions espagnols à leur retour d’Amérique. Ils revendent leurs prises – marchandises et captifs – à un tarif bien plus bas que les cours affichés dans les ports européens. […] Au regard des Européens, Salé fait figure de “(La) Rochelle africaine” », décrit l’historien Daniel Rivet dans son Histoire du Maroc. De Moulay Idris à Mohammed VI.

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Ainsi, en sera-t-il pour pratiquement les deux siècles suivants : la quasi-absence de marine chérifienne est suppléée par une piraterie prospère. Salé, enrichie par le butin, va se transformer en une république, un État dans l’État. Il faut attendre la fin du XVIIe siècle et l’unification manu militari du royaume menée par Moulay Ismaïl, le Louis XIV marocain, pour mettre les pirates au pas et en faire des flibustiers à la solde du Makhzen. L’État central reprend ainsi indirectement le contrôle de ses rivages. L’Empire chérifien est toutefois loin de s’ouvrir au négoce international.

Le changement vient certainement avec l’avènement, en 1757, du sultan Mohammed ben Abdallah. Ce dernier œuvre à l’ouverture économique du royaume alaouite. Et c’est tout naturellement vers l’Atlantique qu’il tourne les yeux. Pour ce faire, il effectue un pas décisif : la création en 1765 d’une ville portuaire clé en main. Ce sera Mogador, l’actuelle Essaouira. Le souverain chérifien chargera alors le bâtisseur français Théodore Cornut de la construction de cette cité « où devait aboutir tout le commerce saharien […] Il confia en grande partie à des familles juives, qu’il fit venir de Marrakech, le soin de développer cette cité […] La signature des traités en 1765 avec la Grande-Bretagne […], en 1767 avec la France, en 1777 avec la Hollande, et l’autorisation d’exporter des grains répondaient à la même volonté de faire participer le Maroc au commerce mondial », rappelle l’historienne Yvette Katan Bensamoun.

Le Maroc signe donc avec les puissances maritimes qui, à elle trois, dominent alors les trois quarts de la surface océanique. Mogador, le « Saint-Malo marocain », devient très rapidement un port marchand, le premier du royaume. Pour peu de temps. Le  successeur du sultan Mohammed ben Abdallah, Moulay Slimane, pour des raisons spirituelles, ferme hermétiquement le pays aux chrétiens. Et Mogador périclite. Ce n’est qu’au XIXe siècle, avec l’ouverture au forceps du Maroc à la pénétration européenne, que littoral atlantique retrouvera de son lustre.

Les ports, « d’actifs foyers d’influence européenne »

La demande accrue en céréales de l’Europe, en plein boom démographique, engendre un regain d’activité. Pas seulement à Essaouira mais dans divers ports atlantiques : Larache, El-Jadida, Casablanca ne sont pas en reste. Et il n’y a pas que les céréales. Les marchands de Marseille ou de Manchester se font de plus en plus remarquer dans leur quête de laine, ou de peaux, dont le Maroc est grand producteur. « Entre 1830 et 1840, Moulay Abderrahmane rouvre les ports atlantiques au commerce maritime, qui monte en flèche de 4 à 20 millions de francs or », estime Daniel Rivet. À la fin du XIXe siècle, huit ports atlantiques assurent des échanges réguliers de passagers et de marchandises avec l’Europe. Ils deviennent « d’actifs foyers d’influence européenne », pour reprendre la formule de l’historien Jean-Louis Miège.

Sous la pression des Occidentaux, le Makhzen est contraint d’augmenter ses capacités portuaires ainsi que d’améliorer les infrastructures. Quais, hangars, dépôts de charbon, feux de port sont passés au peigne fin. Le coup de pouce décisif et final de l’ouverture du Maroc à l’Atlantique viendra avec les colonisateurs français. Dès 1907, confiant les travaux au groupe Schneider, le maréchal Lyautey décide d’agrandir le port de Casablanca, avec Kenitra comme port secondaire. C’est chose faite un peu plus d’une décennie plus tard. Le port de Casablanca va très rapidement supplanter celui de Tanger et lui ravir sa première position, acquise au tournant du XXe siècle. Il demeure, en 2024, le plus grand port marocain sur l’Atlantique mais le second du royaume après celui de Tanger Med. Et la dernière initiative annoncée par le roi Mohammed VI montre bien combien, désormais, l’Atlantique fait partie intégrante de l’identité marocaine.

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