Sarah Laajimi. © Montage JA; DR
Sarah Laajimi. © Montage JA; DR

La Tunisienne Sarah Laajimi, une peintre de l’intime qui veut politiser ses œuvres

Autodidacte, Sarah Laajimi incarne cette jeune génération d’artistes tunisiens ayant grandi avec les réseaux sociaux. Professeur d’anglais à l’université, elle tente de saisir dans ses toiles la dépression des sociétés post-Covid, les moments d’intimité et d’amitié, ou encore le sentiment d’impuissance face à la guerre à Gaza.

Publié le 9 mai 2024 Lecture : 6 minutes.

De g. à dr. : les Tunisiennes Houda Bakir, Karima Brini, Dorsaf Ganouati et Sarah Laajimi. © Montage JA; Photo12/Alamy/ZUMA Press; Wikipedia; DR
Issu de la série

En Tunisie, ces femmes qui ont bousculé l’ordre établi

Alors que le Maghreb dans son ensemble est secoué par les luttes féministes, qui se heurtent à de très fortes résistances, un pays s’est toujours distingué sur ce point dans tout le monde arabe : la Tunisie. Une singularité qui doit beaucoup à quelques femmes audacieuses dont Jeune Afrique brosse ici le portrait.

Sommaire

Dans l’appartement atelier de Sarah, au cœur du quartier résidentiel d’El-Menzah 1 à Tunis, chaque objet décoratif ainsi que le mobilier font partie d’un scénario bien particulier. Celui que Sarah reproduit dans ses toiles, un quotidien de jeune professeure, simple et perturbé de temps en temps par la présence d’un magnifique chat persan. Ses jouets et croquettes sont rangés à côté des palettes et des tubes de peinture à l’huile, entre les livres d’anglais qui ornent les étagères. L’anglais : la matière que Sarah enseigne à l’Institut Supérieur des études appliquées en humanités de Tunis.

« Je peins ce que je vois, soit à partir d’une photo, soit en regardant mon salon à travers une symétrie ou une lumière qui peuvent me donner de l’inspiration. ». Sur la page Instagram qu’elle utilise pour partager son travail, chaque portrait, nature morte ou scène de vie illustre le sentiment qui règne dans cet espace de vie. Une quiétude qui se transforme parfois en solitude étouffante, celle du cocon que chacun s’est construit pendant le confinement de 2020.

la suite après cette publicité

Franchir le pas

« C’est d’ailleurs pendant le Covid que j’ai été la plus productive, je ne sortais pratiquement pas. Je me mettais à la fenêtre et je peignais, mais j’étais aussi très isolée », poursuit Sarah pour qui, enfant, le dessin et la peinture étaient une passion. « Mais je n’aurais jamais pensé vendre un jour mes toiles », assure cette autodidacte dont les œuvres sont aujourd’hui présentées en Tunisie, dans des expositions collectives.

Encouragée par ses parents issus de la classe moyenne et des camarades de lycée, elle dessine et peint à l’acrylique durant toute son adolescence. Puis, à 17 ans, elle découvre des tutoriels sur YouTube, ouvre un compte Instagram, et se connecte pour, dit-elle, « suivre des artistes et tout ce que je pouvais trouver sur l’histoire de l’art ». Assidue et passionnée, elle façonne son style, ses tracés, en essayant toujours « d’appliquer ce que j’apprenais en théorie ». Le baccalauréat en poche, elle s’oriente vers des classes préparatoires puis des études à l’École normale supérieure en linguistique, civilisation et littérature anglo-américaines. « Lorsqu’est venu le moment de choisir mon parcours universitaire, je me suis dit que je pouvais toujours continuer d’apprendre à mon rythme l’art et la peinture, qui étaient davantage une passion. À l’inverse, pour enseigner, il fallait vraiment que je passe par une formation et un diplôme », explique cette rêveuse pragmatique.

Mais en 2022, elle répond à un appel adressé aux artistes lancé par Archivart, une galerie d’art virtuelle visant à soutenir les jeunes artistes en Afrique. Sarah vend ses premières toiles, via des expositions collectives, et commence aussi à répondre à des commandes. « C’est toujours difficile de se séparer de ses toiles parce que je peins des scènes issues de mon quotidien, ma meilleure amie est mon sujet principal », plaisante-t-elle. L’une de ses œuvres qu’elle chérit le plus est d’ailleurs une scène de sieste de deux amis, où le jaune ocre et mouvementé de la couverture du lit, omniprésente, projette une lumière à la fois vive et paisible, qui contraste avec le côté figé et intemporel de la scène.

Les acquis fragiles de la révolution

« Le tableau a d’ailleurs été acheté assez rapidement », commente l’artiste, non sans regret. Lorsqu’elle sort de ses scènes intimistes, elle n’hésite pas à s’inspirer de scènes de vie dans les rues de Tunis. L’une de ses toiles dresse la silhouette d’une femme dénudée, assise le regard  perdu dans le vide, devant la grille d’un jardin public. « C’est une vraie scène qui s’est déroulée devant le parc Habib-Thameur où une femme, visiblement en détresse, s’était dénudée et alpaguait les passants », explique Sarah qui a été touchée par la vulnérabilité de cette inconnue.

la suite après cette publicité

Comme beaucoup de jeunes de sa génération, Sarah dit avoir grandi avec la liberté d’expression acquise grâce à la révolution et ne pas forcément être consciente des combats nécessaires pour préserver les acquis de la démocratie, dans un contexte politique tunisien incertain. « Mais je m’informe, je suis ce qu’il se passe et je suis consciente que pouvoir critiquer ou dénoncer dans un statut Facebook est un droit qui peut nous être enlevé à tout moment, même si j’étais trop jeune au moment de la révolution », explique-t-elle.

Comme d’autres jeunes de sa génération, son manque d’intérêt pour la politique tunisienne ne signifie pas une démission du politique. Elle est sensible à d’autres questions, chères à son époque, comme celle de la santé mentale dont elle parle ouvertement en faisant le lien avec sa propre expérience. « J’ai eu des moments de dépression qui ont été diagnostiqués, des moments de solitude extrême et angoissante et tout ça, je le projette consciemment ou inconsciemment dans mes toiles. Je sens que parfois les gens peuvent s’identifier à ces sujets même si on en parle pas encore assez, quand je vois les retours sur certaines de mes peintures », explique la peintre.

la suite après cette publicité

L’une de ses peintures, dont la photo avait provoqué beaucoup d’engagement sur son compte Instagram, représente un petit déjeuner en solitaire, réduit à une tasse de café et des cigarettes, Breakfast at Noon. « Je vivais dans un appartement à Montfleury [quartier populaire du centre-ville de la capitale] et je me sentais très triste ce jour-là, tellement déprimée que je n’avais pas la force de me cuisiner un plat. Ce n’est pas forcément quelque chose dont j’ai envie de me souvenir mais le fait de coucher sur la toile ce moment un peu figé dans le temps, m’a soulagée », dit-elle.

Politiser ses œuvres

Comme d’autres, elle est parfois touchée par le complexe de l’imposteur, « l’angoisse de ne pas pouvoir être innovant dans un domaine où tout a été déjà dit ou fait et de ne pas venir de ce monde artistique », avoue-t-elle. Mais c’est cette anxiété qui crée la sensibilité de ses toiles, qui touchent de près aussi à des repères culturels tunisiens. Comme cette nature morte d’oranges sanguines et maltaises coupées en deux sur un évier, prêtes à être pressées et perdant déjà leur jus. « Quand vient la saison des oranges, on trouve dans presque chaque maison, des personnes qui font des jus d’orange », dit Sarah qui aujourd’hui souhaite travailler à travers ses œuvres sur des questions plus politiques.

« J’aimerais arriver à illustrer le sentiment d’impuissance et de colère que nous avons face à ce qu’il se passe à Gaza. J’ai commencé à dissimuler des images de morceaux de pastèque (symboles de la résistance palestinienne) dans mes toiles mais j’aimerais faire plus, arriver à incarner le mal-être de ma génération face à cette guerre », explique l’artiste qui se mobilise à son échelle en descendant manifester lorsqu’elle le peut et en partageant sur les réseaux sociaux, les images de la guerre.

Toute sa génération a été biberonnée à la question palestinienne, dès le plus jeune âge. « Cela fait partie de notre identité, c’est très compliqué pour nous d’assister à tout ce qu’il passe sans pouvoir agir. » Contrairement à beaucoup de jeunes de son âge qui rêvent de quitter la Tunisie, Sarah aimerait suivre une formation d’art à l’étranger pour enrichir sa technique mais elle n’est pas prête à se déraciner. « Je sens que mon inspiration est ici, dans cet environnement que je peux manipuler avec mon imaginaire tout en gardant mes repères et surtout la lumière si particulière à Tunis, que je cherche toujours à capturer dans mes toiles », dit-elle, le regard songeur et la main caressant son chat, qui est devenu lui aussi, un personnage de ses toiles.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Dans la même série

École pour filles en Tunisie, en 1921. © Montage JA; Wikipedia
En Tunisie, ces femmes qui ont bousculé l’ordre établi EP. 1

Il y a un siècle, Fatma Mourali, première Tunisienne à obtenir le brevet

Dorsaf Ganouati, le 15 juin 2019, à Radès en Tunisie. © Montage JA; Photo12/Alamy/ZUMA Press
En Tunisie, ces femmes qui ont bousculé l’ordre établi EP. 3

Football : Dorsaf Ganouati, la première femme en noir