Karima Brini. © Montage JA; DR
Karima Brini. © Montage JA; DR

En Tunisie, le combat discret mais constant de Karima Brini pour les droits des femmes

Présidente de l’association Femmes et Citoyenneté au Kef, au nord-ouest de la Tunisie, cette professeure de français de 54 ans lutte contre la violence faite aux femmes depuis des années. Malgré les menaces et les difficultés.

Publié le 11 mai 2024 Lecture : 6 minutes.

De g. à dr. : les Tunisiennes Houda Bakir, Karima Brini, Dorsaf Ganouati et Sarah Laajimi. © Montage JA; Photo12/Alamy/ZUMA Press; Wikipedia; DR
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En Tunisie, ces femmes qui ont bousculé l’ordre établi

Alors que le Maghreb dans son ensemble est secoué par les luttes féministes, qui se heurtent à de très fortes résistances, un pays s’est toujours distingué sur ce point dans tout le monde arabe : la Tunisie. Une singularité qui doit beaucoup à quelques femmes audacieuses dont Jeune Afrique brosse ici le portrait.

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La conscience de discrimination liée au genre s’est imposée très tôt pour Karima Brini. Dès son enfance, dans les paysages fleuris de Jérissa, un village minier situé à 50 km du Kef au nord-ouest de la Tunisie. « C’était l’Aïd, nous étions quatre enfants, deux filles et deux garçons. Mon père nous a distribué la Mahba [somme d’argent que l’on donne aux enfants pour la fête de l’Aïd] et je me suis rendue compte que mes frères – y compris le plus petit – avaient reçu plus que moi. C’est comme ça que j’ai su qu’il y avait une différence de traitement entre les garçons et les filles, dès mes 12 ans. »

La militante féministe se souvient malgré tout d’une enfance très heureuse, entre une mère française et un père tunisien qui travaillaient tous deux dans la mine de fer de la région, exploitée depuis 1907. « Je me souviens de la sirène qui indiquait la fin du travail des ouvriers à 16 heures, dit-elle avec nostalgie. Étant donné que mon père était strict, la sonnerie était notre alarme. Dès qu’elle retentissait, nous rentrions à la maison faire nos devoirs et faire semblant d’être très sages devant mon père qui revenait de la mine, alors que nous avions passé l’après-midi à jouer dehors. »

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Violences normalisées

Elle grandit entourée de voisins italiens, maltais et français, expatriés en Tunisie pour travailler à la mine. Dans le village, on la surnomme « bent roumia » (« la fille de la française »), une appellation douce-amère pour cette Franco-Tunisienne. « C’est toujours particulier la double culture car on se sent jamais vraiment intégré dans un pays comme dans l’autre. On nous renvoie toujours à cette dualité », explique Karima qui passe deux ans seulement en France, intègre le lycée français de La Marsa pour sa scolarité, mais revient vivre au Kef très rapidement.

Mariée, maman d’un enfant puis divorcée, cette professeure de français mène une vie calme dans les collines du Nord-Ouest jusqu’à la révolution de 2011. Avec d’autres femmes, elle voit alors ses acquis et ses droits menacés par la montée du salafisme dans la région : « C’était vraiment un climat particulier, on assistait à une montée du conservatisme religieux et à l’invasion des mosquées par des courants extrémistes. » Elle fonde avec des amies l’association Femme et Citoyenneté, dans le but de défendre les droits des femmes dans la région. Régulièrement, les histoires de violences reviennent dans les récits des femmes qu’elle rencontre et l’association commence à se spécialiser sur cette question.

« Dans les zones rurales, c’est une violence que l’on ne voit pas au début tellement elle est normalisée, voire banalisée. Ce n’est que sur le terrain et à force de parler longuement avec ces femmes que l’on a pu comprendre ces souffrances invisibles », poursuit Karima. 80 % des violences sont conjugales et à l’époque, la loi contre les violences faites aux femmes n’a pas été encore votée. La priorité est donc de créer un centre d’écoute pour offrir un endroit sûr à celles qui souhaitent parler. En 2014, elle crée le centre Manara qui accueille les victimes de violences et leur offre un soutien psychologique et juridique.

L’affaire Refka Cherni, un déclencheur

Dix ans plus tard, l’association a accompagné près de 1 700 femmes et a dû aussi gérer des féminicides très médiatisés, notamment l’affaire de Refka Cherni, une femme de 26 ans, mère d’un enfant, tuée par son mari policier. L’assassinat avait suscité l’émotion de l’opinion publique car la jeune femme avait déposé plainte pour violence quelques jours avant d’être assassinée, le manque de suivi de son cas avait ainsi témoigné de défaillances dans l’application de la loi 58 censée éliminer toute forme de violence envers les femmes, votée en 2017. Un coup dur pour Karima Brini qui avait été contactée par la jeune femme, dont le récit glaçant est resté ancré dans sa mémoire.

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« Son mari lui avait dit : “Tu retires ta plainte ou je t’égorge” », avait déclaré Karima au quotidien Le Monde à l’époque. Sous la pression familiale, la jeune femme avait retiré sa plainte, puis son mari l’avait abattue de cinq balles à bout portant. Pour Karima, c’est l’affaire de trop. Elle écrit un long message Facebook pour détailler l’affaire et toutes les défaillances du système, et Refka Cherni devient un symbole dans le pays des problèmes d’application de la loi contre les violences. Un symbole d’autant plus tragique qu’un an plus tard, une autre femme, mère elle aussi, Wafa Essbii, est brûlée vive au Kef par son mari, également membre des forces de sécurité. Wafa avait demandé une ordonnance de protection au juge et venait de divorcer.

À l’époque, Karima pointe des améliorations dans le système de prise en charge « car l’affaire Refka a changé les choses. Un process plus fluide s’est mis en place avec les autorités ». Mais les défaillances sont toujours là : la lenteur des procédures, celle du traitement des ordonnances de protection notamment. Aujourd’hui, le meurtrier de Refka a été condamné à trente ans de prison ferme en première instance, puis sa peine a été alourdie à quarante ans en appel. Un « symbole important » pour Karima Brini, même si le bilan statistique des féminicides dans le pays reste inquiétant. Leur nombre a quadruplé en cinq ans, passant de 6 en 2018 à 23 en 2023 selon un rapport du ministère de la Femme et de la Famille, qui dit vouloir agir sur le sujet après plusieurs années passées sans statistiques officielles.

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Pour Karima, le combat continue. Cette année, son association a répertorié deux tentatives de meurtres dans la région. « Pour l’une des victimes, il s’agit encore d’un cas de défaillance : la jeune femme avait alerté les autorités sur les menaces qui pesaient sur elle quelques jours avant le drame, en vain. Elle avait déjà déposé 8 plaintes pour violence contre son mari mais elle n’arrivait pas à demander une procédure d’éloignement. C’est compliqué pour nous de ne pas parvenir à la convaincre de le faire car nous devons toujours respecter les décisions de la victime », déplore la militante.

Les associations dans le collimateur du pouvoir

Malgré la persistance des violences faites aux femmes, Karima n’abandonne pas. « Il y a eu des acquis malgré tout, après l’affaire de Refka nous avons mis en place avec les institutions régionales dépendant des ministères de la Justice et de l’Intérieur un guide d’évaluation des risques de féminicides conjugaux qui a été distribué dans tous les départements », explique-t-elle. Il a aussi fallu du temps pour que son association soit reconnue et respectée au Kef. « Certains nous disaient au début : “Il n’y a pas de violence” ou “Pourquoi tu ne parles pas de la violence envers les hommes ?” », dit celle qui a dû gérer des procès très difficiles, entachés par le conservatisme de certains juges. « Lors d’une affaire de viol par sodomie, la victime a dû se soumettre à un test de virginité alors qu’elle venait pour un cas de viol », se souvient-elle.

La collaboration entre l’association et l’État s’est réduite depuis deux ans et la communication est devenue sporadique. Une « méfiance », selon ses mots, s’est installée « à cause de la stigmatisation du travail des associations et de tout ce discours suspicieux autour des financements étrangers », explique Karima. Les associations sont en effet dans le collimateur du pouvoir qui fait peser la menace d’un projet de loi venant remplacer le décret-loi 88 adopté en 2011 qui garantissait la liberté et l’indépendance des associations.

Ce nouveau projet vise à contrôler d’avantage les financements des associations et soumet leur création à une batterie de procédures administratives très contraignantes. Depuis le Kef, Karima s’adapte. Elle continue son plaidoyer pour améliorer l’application de la loi 58 et son soutien aux femmes. « Beaucoup parmi celles qui viennent nous voir sont dans une détresse totale, elles ne reçoivent pas la pension alimentaire de leur mari et élèvent seules leurs enfants. Ce sont ces femmes qui nous font tenir et qui nous poussent à continuer notre travail de soutien, quels que soient les changements politiques », répète-t-elle avec énergie.

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