Immigration : la Tunisie, le nouveau « hotspot » européen qui ne dit pas (encore) son nom ?
Alors que l’accord sur la gestion des flux migratoires signé entre Tunis et Bruxelles est encore loin d’être pleinement opérationnel, les autorités européennes, emmenées par l’Italie, semble déjà vouloir aller plus loin dans l’externalisation de cette gestion.
Lundi 29 avril, le ministre de l’Intérieur italien, Matteo Piantedosi, a affirmé au quotidien La Stampa que la Tunisie n’a pas, pour reprendre son expression, vocation à être un « hotspot » européen, avant d’ajouter, catégorique, que ce serait de toute façon « inutile » puisque Rome vise « la mise en place d’un système de retour volontaire ». Une tâche dévolue depuis janvier 2024 à l’Organisation Internationale pour les migrations (OIM) contre rémunération européenne.
Dans la terminologie européenne, « hotspot » désigne des centres d’accueil de candidats à la migration et de demandeurs d’asile situés hors des frontières de l’Union européenne (UE) – donc dans des pays étrangers qui acceptent de les héberger – et où des fonctionnaires européens viennent étudier les demandes et traiter les dossiers. Formellement, la Tunisie n’est donc jusqu’ici absolument pas un hotspot. Depuis le fameux « mémorandum d’entente sur un partenariat stratégique et global » entre la Tunisie et l’UE signée 16 juillet 2023, elle s’est engagée à mettre en œuvre des moyens pour contrer la migration irrégulière. Puis, très rapidement, certaines tâches liées à cette mission, effectuées sur le sol tunisien, ont été déléguées par l’UE à l’OIM. En particulier le « référencement » des migrants dans la perspective d’un éventuel rapatriement volontaire. Une procédure longue, mais qui permet au moins aux personnes réfugiées dans les centres d’accueil d’être prises en charge dans l’attente de leur départ.
Profond malaise en Tunisie
Pour compléter ce dispositif, la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni avait aussi annoncé, en décembre 2023, son intention de recourir aux services du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) pour enregistrer les migrants, avec prise de photographie et des empreintes digitales. Un projet qui semblait pour l’instant avoir été différé, mais pas abandonné. Comme s’il fallait donner le temps à la Tunisie de s’organiser, dans un processus graduel qui la verrait gérer de plus en plus d’aspects du parcours des candidats à la migration.
Mais depuis les déclarations du président Kaïs Saïed stigmatisant les migrants, en février 2023, un profond malaise s’est installé en Tunisie. Les liens avec les pays africains se sont distendus. La suspicion s’est installée de part et d’autre tandis que les entrées depuis la Libye et l’Algérie sont devenus un fait quotidien. Mais aucun de ces arrivants n’a vraiment envie de rester en Tunisie : « C’est un point de passage vers le nord, pour arriver en Europe, beaucoup ne veulent pas rester en Italie », précise un membre du Croissant rouge tunisien qui rapporte que les migrants n’ont pas pris la mesure du nouveau pacte migratoire récemment adopté par les pays européens.
Difficile, par ailleurs, de quantifier le nombre de migrants en attente en Tunisie. « Ils sont entre 50 et 70 000 », assure une consultante qui souligne que la position du pays est intenable. Officiellement, Tunis ne propose pas de statut (de demandeur d’asile ni de réfugié) aux migrants et n’a pas la capacité d’accueil nécessaire. Officieusement, les migrants se sont plus ou moins intégrés en occupant des emplois non déclarés dans le secteur des services. Un équilibre précaire qui a été brisé par les propos du président et les mesures répressives qui ont suivi, infligeant des peines aux Tunisiens qui logeraient, nourriraient ou emploieraient un réfugié. « La pression sur la Tunisie est forte, qu’elle se ferme est prévisible », précise un fonctionnaire de l’OIM.
Le 5 avril 2024, un décret a mis en place l’organisation de la recherche et des sauvetages maritimes en officialisant la création d’un « Centre national de coordination des opérations de recherche et de sauvetage maritimes » au sein des services de garde-côtes. Cette structure sera le vis-à-vis local du Centre de coordination du sauvetage en mer (MRCC) européen, qui coordonne recherche et sauvetage avec des centres dans les pays riverains de la Méditerranée. Ce partage des tâches semble confirmer que l’Union européenne, comme évoqué en septembre 2023, a bel et bien attribué une zone de sauvetage et de recherche (SAR) à la Tunisie, puisque selon les règles communautaires, le MRCC n’opère qu’avec des pays dont la zone SAR a été définie.
Cela n’a toutefois pas été annoncé clairement, ni à Tunis ni surtout à Bruxelles où la perspective des élections européennes du mois de juin rend le sujet particulièrement sensible. « Soyons clairs, tranche un avocat spécialiste des droits des migrants. Ceux qui vont être pris en mer vont être ramenés sur le sol tunisien et ne seront pas lâchés dans la nature, mais conduits dans un camps, sur le principe de ce qui s’est fait à Calais. »
« Marché de dupes » conclu avec Bruxelles
Une idée qui fait forcément écho aux récents propos du porte-parole de la Garde nationale tunisienne, Houssem Jebabli, qui a très clairement évoqué une remise en fonction du camp de Bir Fatnassia, dans le sud tunisien. Là, au milieu des dunes, le porte-parole affirme que les candidats à la migration seront soignés et traités de façon décente. Ce qui fait grincer les dents de beaucoup de monde. « Il y fait facilement 50 degrés en juillet et les tentes ne seront sûrement pas climatisées », ironise ainsi un bénévole qui avait participé, en 2011, à l’accueil de réfugiés en provenance de Libye à Choucha, dans la même région.
« On ne prononce pas le mot mais le processus est enclenché, la Tunisie devient un hotspot migratoire externalisé. Le pays reçoit des aides européennes et italiennes pour accueillir et retenir ceux qui sont en mer et ceux qui sont sur ses terres. Elle n’a même pas les coudées franches pour les rapatrier », renchérit un étudiant, membre de l’Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie (AESAT).
Le récent démantèlement de campements de réfugiés installés sous les oliviers à El Amra (Est), ou les expulsions observées à Sfax sont d’autres signes que la Tunisie durcit le ton. En partie pour répondre à une demande de ses citoyens, dont certains relèvent une augmentation de la délinquance et de la violence parmi les migrants. Mais à part déplacer les personnes d’un point A à un point B, le pays n’a pris aucune disposition intermédiaire permettant à ceux qui le souhaitent – ou plutôt s’y résignent – d’organiser leur rapatriement vers leur pays d’origine, et n’a en réalité aucun moyen pour organiser la rétention de ces personnes.
« Avec le mémorandum, la Tunisie a conclu un marché de dupes avec Bruxelles alors que d’autres pays –l’Égypte, le Rwanda, etc. – ont beaucoup mieux négocié, même si cela leur vaut de nombreuses critiques de la part des défenseurs des droits humains », conclut un membre du UNHCR à Tunis. Qui rappelle, en demandant à ne pas être cité sur ce point, les conditions insoutenables dans lesquelles des ressortissants soudanais sont actuellement parqués à la frontière égyptienne. Selon le quotidien italien La Repubblica, cela pourrait d’ailleurs être l’étape suivante, la présidente du Conseil Giorgia Meloni ayant en tête de proposer à Tunis un accord de la même nature que celui signé tout récemment entre Londres et Kigali.
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