En Tunisie, le procès du « complot contre la sûreté de l’État » s’ouvre sur fond de grève des avocats

Le premier procès des personnes arrêtées depuis février 2023, pour une affaire de complot supposé contre l’État tunisien, a débuté le 2 mai. Avocat et ancien magistrat, Ahmed Souab en explique le contexte et dénonce la mise au pas de la justice opérée par le président Kaïs Saïed.

Des avocats tunisiens manifestent devant le palais de justice, à Tunis, le 2 mai 2024. © Yassine Gaidi/Anadolu via AFP

Des avocats tunisiens manifestent devant le palais de justice, à Tunis, le 2 mai 2024. © Yassine Gaidi/Anadolu via AFP

Publié le 3 mai 2024 Lecture : 6 minutes.

Force vitale dans la lutte pour l’indépendance de la Tunisie et le récit national, composante active de la société civile, les avocats ont observé une grève très suivie le 2 mai. Une date d’autant plus marquante que la chambre des mises en accusation a confirmé la clôture de l’instruction décidée par le magistrat instructeur dans l’affaire dite du complot contre la sûreté de l’État. Les juges ont aussi décidé de déférer 50 accusés, dont la plupart sont maintenus en dépôt, et de relaxer 12 autres accusés.

Le mouvement, d’une ampleur jamais vue, a mobilisé 5 000 robes noires à Tunis, soit 55 % des inscrits à l’Ordre des avocats de la capitale. Eux qui étaient en première ligne lors du soulèvement de 2011, qui ont été nombreux au sein de l’instance de réalisation des objectifs de la révolution, sont aujourd’hui déconsidérés par le pouvoir et en butte à des difficultés administratives, des entraves pour consulter les dossiers et des restrictions d’accès aux médias et au niveau de leurs déclarations. Il semble que tout ce qu’ils pourront dire ou faire sera retenu contre eux, ce qui crée des tensions entre justice et barreau.

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Certains sont poursuivis pour des affaires relevant du complot contre la sureté de l’État, d’autres sont entendus dans le cadre de la pratique de leur profession surtout quand ils participent au comité de défense des détenus politiques. Des droits bafoués, une situation que l’Ordre des avocats a longtemps feint d’ignorer mais qu’il ne peut plus esquiver. « Les problèmes ne se posent plus, ils s’imposent », tacle un ténor qui précise que même les revendications sectorielles du corps des avocats concernent l’intérêt public et la bonne marche de la justice. Avocat et membre du comité de défense des accusés dans l’affaire du complot présumé contre la sureté de l’État, ancien vice-président du tribunal administratif, Ahmed Souab démonte les ressorts d’une crise entre institutions exacerbée par le démantèlement ou la neutralisation de certaines d’entre elles.

Jeune Afrique : Les avocats ont manifesté hier en évoquant les problèmes que vit la justice tunisienne. À quoi font-ils allusion ?

Ahmed Souab : Il faut distinguer justice et barreau, même si l’une est touchée par la crise de l’autre et inversement. La justice tunisienne n’a jamais été dans une situation comparable à celle d’aujourd’hui. Sous [Habib] Bourguiba, la Cour de sûreté de l’État est entrée en fonction, pour disparaître ensuite. [Zine el-Abidine] Ben Ali, lui, avait organisé la justice en « couloirs » : quelques chambres, cours et juges étaient à son service, dédiés aux affaires du sérail mais la plupart – soit près de 95 % – opéraient de manière tout à fait normale, avec une dose « normale » de corruption pour que la machine soit huilée et fonctionne. Surtout que la situation matérielle des magistrats n’avait rien de privilégiée. Après la révolution, Ennahdha s’est attribué bien plus de « couloirs », qu’il a ensuite partagés avec Nidaa Tounes, mais une bonne partie de l’institution a continué à travailler de manière classique. Après le 25 juillet 2021, toute la justice a été assujettie et avilie par le pouvoir politique.

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Le gouvernement est devenu dictatorial et despotique, avec, parallèlement, une mise à l’écart des corps intermédiaires tels que les associations, les partis, la société civile et les syndicats. Mais aussi des corps intermédiaires de l’État dont le Conseil supérieur de la magistrature, la Cour constitutionnelle, le contrôle de l’audiovisuel [la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle, Haica], l’instance de lutte contre la corruption. Tous les contre-pouvoirs ont été, d’une manière ou d’une autre, supprimés.

Dans ce mouvement général d’affaiblissement des contre-pouvoirs, qu’en est-il spécifiquement de la justice ?

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Le juge est normalement pourvu d’un bouclier et d’une épée qui sont l’indépendance structurelle ou organique, et l’indépendance fonctionnelle. Aujourd’hui, ni l’une ni l’autre n’existent. L’autonomie structurelle est représentée par le Conseil supérieur de la magistrature, qui actuellement n’est pas opérationnel, faute de quorum. Une situation ubuesque sachant que ce conseil fait office de parlement du pouvoir juridictionnel. Le conseil, sous sa forme permanente, n’existe pas encore, et le provisoire ne fonctionne plus. L’indépendance fonctionnelle, d’un autre côté, consiste à pouvoir émettre des jugements et des décisions sans être soumis à des pressions. Or c’est le contraire qui se passe maintenant.

Quelles sont ces pressions, d’où viennent-elles ?

Cela a commencé avec la grande purge du 1er juin 2022, et depuis ça continue de plus belle. L’un des derniers cas en date et celui de la juge qui avait relaxé l’avocat Abdelaziz Essid, dans une affaire introduite par la ministre de la Justice. On ne sait pas ce qu’elle est devenue. Dès le lendemain elle a été écartée. En revanche, les notes de service de la ministre se sont multipliées à tout propos. Deuxième cas : celui de la présidente d’une chambre à la Cour de cassation, qui par ailleurs est l’épouse de Ghazi Chaouachi, un avocat détenu lui aussi dans l’affaire du complot contre la sûreté de l’État. Elle a été rétrogradée au tribunal immobilier, en dehors du mouvement annuel des magistrats.

Le juge est ainsi doublement désarmé. Le barreau qui était garant de l’indépendance de la justice n’a pas pu la protéger, ni même être un refuge pour les juges radiés qui n’ont pas obtenu du bâtonnier de pouvoir exercer en tant qu’avocats. Ni la loi, ni le pouvoir politique, ni les avocats n’ont aidé à préserver l’indépendance de la justice. Aujourd’hui, la justice est comme le vieux tacot de l’humoriste Ali Douagi, qui perd des pièces en cours de route. La situation est hautement explosive à tous les niveaux avec des situations qui confinent à l’absurde.

Vous parlez des juges, qu’en est-il des avocats qui étaient hier dans la rue ?

On ne compte plus ceux qui sont visés par des accusations d’atteinte à la sûreté de l’État, y compris des personnalités connues. Les représentants légaux des membres du comité de défense sont eux-mêmes poursuivis pour avoir exercé leur droit, et les membres du comité sont aussi attaqués pour complot… Une histoire folle dont il vaut mieux rire ! Ici, on dit qu’un avocat engagé, qui croit en l’État de droit, se partagea entre le palais de justice et les prisons de Mornaguia et de Bouchoucha. On pourrait ajouter une étape à Razi, l’hôpital psychiatrique. C’est infernal et ce n’est pas fini : on peut encore rajouter au périple, la maison de l’avocat, où s’expriment tous les courants qui traversent la profession et qui révèlent toutes les tensions.

Il y a toujours eu une diversité de positions politiques au sein du barreau, mais actuellement nous assistons à une scission entre les soutiens du processus du 25 juillet initié par le président Kaïs Saïed et les opposants à ce système. Et encore, rien n’est homogène : parmi les avocats pro 25 juillet, certains ont signé la pétition pour protester contre la détention coercitive des accusés dans l’affaire du complot présumé, qui est la première de 13 autres affaires qualifiées de la même manière. Le rapport de force semble changer, mais il demeure difficile de prévoir.

Ce fameux procès du complot présumé s’est ouvert hier, à quoi peut-on s’attendre ?

À ce stade, on peut déjà retenir qu’une partie des prévenus ont été relaxés. Cela concerne notamment un ancien député et syndicaliste, Mustapha Ben Ahmed, un ancien ministre et candidat à la présidentielle, Abdelkrim Zbidi, un ancien sécuritaire, Taoufik Bouaoune et Walid Balti, ce dernier étant poursuivi par ailleurs dans un autre dossier de complot. On peut aussi noter que le 40e accusé sur la liste est… Bernard-Henri Lévy. Quand je vous dis que c’est une histoire de fous.

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