L’électrification du Maroc, une lente sortie de la pénombre
En visite au royaume à la fin d’avril, le ministre français de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, a évoqué une coopération accrue en matière d’énergie décarbonée et même la fourniture de SMR, des petits réacteurs nucléaires civils. L’occasion de revenir sur l’histoire de l’électrification du pays, à laquelle la France a pris une large part.
« Le Maroc, c’est le Moyen Âge plus l’électricité », avait l’habitude de déclarer le maréchal Lyautey, premier résident général du Protectorat français et précurseur du Maroc moderne. Une chose est sûre : c’est avec les Européens que l’énergie moderne prend, un peu avant le Protectorat, son élan. Et comme souvent pour ce qui concerne l’histoire de l’Empire chérifien au tournant du XXe siècle, un détour par Tanger est inévitable.
La grande ville du Nord, située sur le détroit de Gibraltar, est la capitale diplomatique du royaume. C’est dans sa médina que s’installent les légations occidentales. C’est Tanger qui accueille les premières innovations.
En 1894, la Compagnie transatlantique espagnole commence à y produire de l’électricité, d’abord pour alimenter quelques venelles de la médina et demeures, ainsi que la prison de la kasbah. Les quinquets à l’huile ou au pétrole cèdent donc la place aux premiers lampadaires. Une décennie plus tard, la société change de nom et devient la Compañia electra hispano-marroqui. Elle installe une nouvelle unité près d’une rivière, dans les environs immédiats de la ville. Les premiers quartiers suburbains seront désormais éclairés.
Et le reste du Maroc ? C’est une entreprise française qui flaire la première les potentialités immenses d’un marché chérifien encore parfaitement vierge. À l’époque, Schneider et Cie – la fameuse dynastie du Creusot – est l’entreprise multisectorielle par excellence : artillerie, nautique, ferroviaire, matériel électrique, etc. Pour ses dirigeants, l’électrification fait partie d’un ensemble bien plus vaste qui s’intègre pleinement dans la prospection des terres maghrébines, soutenue par le ministre des Colonies.
De Rabat à Marrakech, des producteurs locaux sans lien entre eux
La firme française se met au travail par l’intermédiaire d’une filiale, les établissements Gautsch, dont le capital est fixé à 3,5 millions de francs. Le chantier commence en 1912, année de l’établissement des Français au Maroc. Un consortium de banques parisiennes chapeauté par la Banque de Paris et des Pays-Bas (au travers de sa filiale locale, la Compagnie générale du Maroc) pose les premiers jalons d’une électrification de certaines régions du royaume, notamment avec les travaux portuaires à Casablanca, entrepris par Schneider.
Si l’installation ne pose guère de problèmes à Tanger, capitale diplomatique et ville cosmopolite, l’entreprise s’avère plus compliquée pour le reste de l’Empire chérifien. Les problèmes sont d’abord l’aspect juridique. Ce n’est, par exemple, que deux années après le début du Protectorat qu’un dahir (un décret chérifien) édicte la domanialité des eaux. Ensuite, il faut attendre 1934 et la pacification de l’Atlas pour pouvoir exploiter les reliefs atlasiques, principale source des fleuves et rivières du pays. On l’aura compris : sans pacification, pas de travaux hydrauliques.
Parallèlement, en 1917, la Compagnie fassie d’électricité voit le jour. Illustration du fait que, d’emblée, la production électrique n’est pas conçue à l’échelle du Protectorat. : elle est locale. Aussi voit-on apparaître des petites unités hydroélectriques dans une ville, puis dans l’autre. Rabat, Mazagan, Safi, Marrakech… Elles n’ont aucun lien entre elles.
Centrales thermiques, hydroélectricité…
Un peu plus tôt, en 1913, on a aussi vu apparaître la SMD (Société marocaine de distribution de l’eau, du gaz et de l’électricité). Son capital est de 2 millions de francs et les Français de Schneider siègent au conseil d’administration. Elle a très rapidement pignon sur rue et met la main sur nombre de stations électriques. « La [SMD], en 1934, fait travailler son personnel au moins douze heures par jour », mentionne l’historien René Gallissot dans son livre Le Patronat européen au Maroc (1931-1942) (1964, Éditions techniques nord-africaines).
Concomitamment à l’électrification progressive des villes, le Protectorat s’attèle également à celle des voies ferrées. La tâche est confiée, cette fois-ci, aux militaires. Par la suite, c’est Schneider qui récupère le marché chérifien. Après la Grande Guerre – qui, tout naturellement, fige ou retarde les projets de concessions et d’exploitations –, on voit naître en 1923, l’Énergie électrique du Maroc (EEM). Cette dernière se consacre, dès ses débuts, à fournir de l’électricité dans les campagnes, principalement au chemin de fer et à des entreprises telles que l’Office chérifien des phosphates (OCP).
« L’industrie électrique connaît l’évolution la plus nette. D’abord ont été mises en service des usines dispersées de faible production, puis des centrales thermiques plus importantes furent construites dans les ports, enfin en Algérie et au Maroc principalement se développe l’hydroélectricité », résume René Gallissot dans L’économie de l’Afrique du Nord (PUF, 1978). À la fin des années 1950, le Maroc est de loin le premier producteur d’électricité du Maghreb, avec douze usines hydroélectriques fonctionnant sur des barrages. La capacité de production de toutes ces unités thermiques est de l’ordre de 2 milliards de kilowatts-heure.
Cette évolution a connu une inflexion durant la Seconde Guerre mondiale. Le conflit a chambardé toute l’Afrique du Nord, notamment en raison des perturbations commerciales entre la métropole occupée et ses dépendances coloniales. Paris a donc accéléré l’industrialisation du Maghreb, la production d’énergie étant en grande partie dévolue au Maroc, qui commence à fournir son voisin algérien. Pour ce faire, la Résidence générale met les bouchées doubles après 1945. Accélération de la construction de barrages, augmentation de la puissance des centrales hydroélectriques, notamment celle d’Agadir, Oujda et Casablanca : ainsi quadrille-t-on le royaume au nord, au sud et à l’est pour une meilleure répartition de l’énergie.
Ernest Mercier, « roi du pétrole et de l’électricité »
Entre 1948 et 1956, le plus grand barrage de l’après-guerre voit le jour sur l’oued el-Abid. Ses 140 mètres de hauteur retiennent l’équivalent des eaux du lac d’Annecy et sa capacité productive monte à 150 millions de kwh par an. Quant au ferroviaire, pour l’année 1954, ce sont quelque 700 kilomètres de voies ferrées qui passent à l’alimentation électrique, alors que la part de la vapeur en Europe tourne encore autour des 70 %.
À l’époque, le personnage le plus en vue dans ce secteur d’activité est le magnat de l’électricité français Ernest Mercier, que la presse de l’époque qualifie de « roi du pétrole » et de « roi de l’électricité ». Ce pionner de l’énergie en France le sera également, presque sans surprise, au Maroc. Et cela tombe à pic : Mercier ne jure que par l’hydroélectricité et, au Maroc, il est bien servi.
Dans ces années-là, les besoins miniers, et en particulier phosphaté, dictent la feuille de route de l’électrification du pays, qui se fera principalement autour de trois fleuves : l’oum al-rabia, le Sebou et la Moulouya. Ce qui permettra à Rabat de faire d’une pierre deux coups, la construction des barrages contribuant à la fois à l’éclairage et à l’irrigation. Quant à Ernest Mercier, qui siège dans divers comités d’administration, il aura également dans le royaume une influence politique des plus notables. Mais cela, comme on dit, est une autre histoire.
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