Comment expliquer la poussée de fièvre autour des migrants en Tunisie ?

La tension est montée d’un cran avec le démantèlement de camps de réfugiés qui, jusque là, cohabitaient avec les habitants des zones voisines.

Un bulldozer dégage les débris devant le siège de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) à Tunis, le 3 mai 2024. © FETHI BELAID/AFP

Un bulldozer dégage les débris devant le siège de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) à Tunis, le 3 mai 2024. © FETHI BELAID/AFP

Publié le 7 mai 2024 Lecture : 5 minutes.

Des Subsahariens déversés en rase campagne par des autobus du service public, des courses-poursuites à travers champs, un camp de tentes de fortune démantelé au petit jour dans le quartier des berges du lac à Tunis alors qu’il était installé avec l’aval tacite des autorités… Les tensions s’exacerbent en Tunisie sans qu’aucune information complète ou cohérente ne soit transmise.

« Garde-frontière de l’Europe »

Depuis février 2023 et les premiers propos du président Kaïs Saïed comparant la migration clandestine à une tentative de « grand remplacement » de la population, un large mouvement de reconduite aux frontières terrestres du sud a été entamé, avec la réapparition de migrants dans des zones désertiques entre la Tunisie et la Libye, et entre la Tunisie et l’Algérie. D’autres ont été déplacés du centre de la ville de Sfax, où ils avaient trouvé refuge sous des tentes ou dans des logements, vers la zone rurale de Jebeniana et El Amra, à 40 kilomètres au nord, où ils se sont de nouveau installés sous les oliviers.

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Depuis un an donc, la Tunisie est à la peine avec un dossier migratoire qu’elle ne parvient pas à gérer. Et pourtant, l’heure n’a pas toujours été aux invectives ou aux agressions. « Au contraire, en 2011 une solidarité c’était exprimée vis-à-vis des migrants qui échappaient à l’enfer des camps libyens », se souvient un opérateur d’une ONG. 13 ans plus tard, le régime tunisien n’est plus le même et est détenu par un seul homme, le président Kaïs Saïed qui semble ne pas se résoudre à adopter des moyens en adéquation avec sa politique.

Le chef de l’État est signataire, au nom de la Tunisie, d’un mémorandum d’entente sur un partenariat stratégique et global avec l’Union Européenne (UE) et s’est trouvé ainsi contraint de mettre à exécution la politique européenne en termes de migration, en s’engageant à entraver toute tentative de départ depuis les rives tunisiennes. Un accord consolidé par un rapprochement avec l’Italie de Giorgia Meloni qui tient à mettre le sud de la Méditerranée à sa botte.

Les actes sont têtus. Il ne suffit pas de déclarer que la Tunisie « n’a pas vocation à jouer un rôle de garde-frontière de l’Europe » : elle l’est devenue, et reçoit en contrepartie des soutiens financiers de la part de Bruxelles mais également de Rome, pour plus de 500 millions d’euros annuels. Une mauvaise affaire au regard des fonds obtenus par l’Égypte et le Liban en 2024, ou des 9,5 milliards d’euros mobilisé par l’UE depuis 2015 en faveur des réfugiés en Turquie.

Politique de rupture avec le passé

Il ne suffit pas non plus d’un accord pour régler le problème intérieur, surtout que la Tunisie n’a officiellement jamais abordé ce sujet qui fâche avec ses pays amis et voisins, la Libye et l’Algérie, qui ne font rien pour ralentir les flux de réfugiés quand ils ne les poussent pas à aller vers le territoire tunisien.

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La diplomatie tunisienne n’a pas non plus tenté de soulever la question migratoire avec les pays de provenance des exilés. Au contraire : les relations avec les pays africains n’on jamais été aussi réduites, comme si avec la nouvelle Constitution de 2022 qui rattache le pays au Grand Maghreb, la Tunisie n’était plus amarrée au continent. La politique de rupture avec le passé pratiquée par Kaïs Saïed a aussi concerné la diplomatie et s’est traduite par des relations distendues sur la scène internationale. L’Afrique n’y a pas échappé.

À l’intérieur, la confusion règne faute de prises de décisions et de propos sensés. Il a fallu que la pression atteigne son paroxysme et que les habitants se plaignent de ne pouvoir accéder à leur champs devenus des no man’s land insalubres, des nuisances, des occupations de locaux de manière indue et des vols dans les villages. Une situation d’insécurité intenable que le pouvoir pouvait prévoir et prévenir depuis plusieurs mois. « Sans compter que ceux qui sont repêchés en mer rejoignent ces groupes une fois relâchés », rapporte un résident de Jebaniana.

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La prise de parole de Saïed a semé le désarroi

Jusqu’en 2022, la société avait montré sa résilience et trouvé un équilibre avec les migrants qui ont pu exercer des activités que les Tunisiens ne veulent plus pratiquer. La prise de parole de Kaïs Saïed en 2023, sa réaction extrêmement protectionniste d’interdire d’héberger ou d’employer un étranger sans autorisation, a semé le désarroi chez les migrants, soudainement à la rue et sans subsides. Évidemment, une telle manœuvre est applaudie par les populistes de tout crin dont les esprits chauffés à blanc déversent des tombereaux de propos haineux sur les réseaux sociaux. Le malaise s’installe ; une large majorité préfère se taire par crainte de subir également cette violence.

« Cela aurait pu être différent, en tout cas moins inhumain », déclare un ancien député. Effectivement, Kaïs Saïed détient un atout inépuisable, celui de pouvoir légiférer par décret. Rien ne l’empêchait de créer le statut de réfugié et de permettre ainsi aux organismes internationaux, dont ceux dépendant des Nations unies, de prêter main forte à la Tunisie en termes de gestion et d’encadrement des migrants, qui ont l’impression d’être pris dans une nasse sans réel espoir de s’en sortir.

Tunis dépossédé de son pouvoir de décision

Il aurait pu aussi, pour rassurer la population, réinstaurer les visas qui avaient été supprimés en 2012 et donner des signes de maîtrise de la situation. Et surtout, il aurait dû impliquer les pays africains depuis de longs mois. Mais il a renoncé à mener des opérations en son nom propre depuis que Giorgia Meloni s’est accaparée le leadership sur la question migratoire dans la région.

Finalement, la Tunisie n’est plus vraiment le premier décisionnaire dans cette affaire qui concerne son territoire. Pour s’imposer et s’accorder sur le cadre d’une nouvelle politique migratoire, ou même pour poursuivre avec l’existant, il lui aurait fallu pouvoir s’appuyer sur des experts. Des questions très actuelles et sensibles comme la migration – ou le climat – ne souffrent pas l’improvisation au vu des enjeux et de la rapidité à y répondre. En l’espèce, hélas, les amis européens ont été de peu d’apport à la Tunisie, qui aurait dû ne pas écouter leur chant de sirènes et se focaliser sur une solution à sa portée et cohérente avec ce qu’elle est, un pays de migrants.

De ce point de vue là, la Tunisie a beaucoup perdu. Pour employer un mot savant, elle a souffert d’autant qu’un certain ipsedixitisme, terme qui désigne le fait de considérer vraie une assertion simplement parce qu’elle est affirmée, sans preuves, par une source de confiance. Effet déroutant, en l’occurrence, des réseaux sociaux érigés contre toute logique en sources fiables, cités parfois par des ministres et consultés par tous. Du recul aurait permis de raison garder et de traiter la question sans que la Tunisie soit perçue comme un pays dénué d’humanité. Là aussi, la perception est essentielle. Difficile dans ce cas, pour un pays touristique qui mise sur l’accueil, de pouvoir convaincre plus généralement que les hôtes étrangers sont les bienvenus.

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Des migrant subsahariens dans le camp d’El Amra, à 30 km au nord de Sfax, le 23 avril 2024. © FETHI BELAID/AFP

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