Afroderm, ou la fin du tabou du tattoo sur peaux foncées
Le premier salon consacré au tatouage sur peaux noires et métisses s’est tenu à Paris, les 4 et 5 mai. Il a conjugué art et prévention.
« Sur ma peau, on m’a dit que la couleur, c’était impossible », déplore une jeune femme à la peau brune venue assister à Afroderm, une « convention sur le tatouage pour peaux noires et métisses », organisée en France pour la première fois, les 4 et 5 mai 2024. C’est justement pour en finir avec les idées reçues, qui foisonnent, que Dimitri Andrew, alias Just Pigment, 25 ans, et Pauline Gomes, 26 ans, mieux connue sous le nom de Therapi_ttt sur Instagram, ont monté cet événement.
« Il est aberrant de parler de peaux noires. Il y a des peaux plus ou moins claires et plus ou moins foncées, des peaux chaudes, froides ou tièdes. Et autant de phénotypes qu’il y a de pigments, rappelle Dimitri Andrew, qui aime travailler les nuances de blancs sur peaux mates. Tout est une question de rendu. Il suffit de faire un “color test” avec un bon tatoueur pour identifier les couleurs qui correspondent le mieux à votre carnation. »
Jodie Ahnien, Jezz-lee, Chantay Blue…
Ce jour-là, Maison Python, un salon de tatouage inauguré par Mister Monster à la fin de 2023 dans le populaire et cosmopolite XIXe arrondissement de la capitale française, a été métamorphosé pour accueillir des artistes venus de Paris et de Londres, originaires de la Jamaïque, du Brésil, d’Afrique ou des Antilles. Des dizaines de fauteuils professionnels sont alignés le long des murs couverts de pancartes aux couleurs de l’événement. Parmi les tatouages présentés, des visages de femmes noires aux cheveux frisés et des poupées Bratz afro signées Jodie Ahnien, ou encore des déesses et des reines africaines, que Jezz-lee dessine avec finesse. Et, aussi, les silhouettes féminines graciles, vêtues de pagnes légers et coiffées de foulards sorties de l’imagination de Chantay Blue. En ce début d’après-midi, l’artiste plante sa première aiguille dans le frêle poignet d’une visiteuse et esquisse un motif ornemental.
« Il est essentiel de montrer de la diversité dans toutes les industries, y compris dans celle du tatouage. Ici, on voit qu’il existe non seulement des tatoueuses, mais aussi des artistes noirs, souvent sous-représentés dans ce secteur », précise la Britannique, qui présente ses créations dans un salon où ne travaillent que des femmes.
La représentation… Une question qui habite cette nouvelle génération de tatoueurs, en moyenne âgés d’une vingtaine d’années. « Historiquement, c’est un milieu sexiste et facho, regrette Pauline Gomes. En France, cela fait seulement quatre ou cinq ans que des artistes noirs sont représentés dans les salons. Je me souviens de cette convention de tatouage en Afrique du Sud [la South African International Tattoo Convention], où il n’y avait que des Blancs ! » s’étonne encore cette métisse, née d’un père cap-verdien et d’une mère mongole.
L’enjeu de cette première édition est clairement politique. Pour l’organisateur d’Afroderm, outre l’invisibilité des tatoueurs racisés dans l’espace public et médiatique en France (alors que 15 000 professionnels déclarés exerçaient dans l’Hexagone en 2020, selon le Syndicat national des artistes tatoueurs), c’est aussi l’effacement de l’héritage du tatouage subsaharien dans l’histoire mondiale de cette pratique ancestrale qui pose un problème.
« On trouve énormément de livres sur le tatouage polynésien, en particulier maori, philippin, ou encore sur le tattoo japonais, mais quasiment pas de littérature sur l’art du tatouage issu d’Afrique subsaharienne. Seul l’anthropologue américain Lars Krutak s’y est intéressé, relève celui qui travaille lui-même à un projet de livre. Aujourd’hui, quand on imagine un tatouage tribal, on pense au dessin moderne hérité des traditions polynésiennes. Or le tribal se réfère à tout tatouage réalisé par des tribus, où qu’elles soient. Rappelons que les Peuls, les Yorubas, les Igbos ont été précurseurs en utilisant des techniques de scarification à base de charbon fumé, réalisées à l’aide d’une lame. »
« Tatoos tribaux »
Ainsi, aux côtés de représentations de personnages aux physiques variés, s’imposent des dessins et des tracés plus bruts, qui évoquent les incisions superficielles couramment pratiquées en Afrique de l’Ouest. « Tout mon travail est un hommage aux communautés africaines. J’utilise une technique très franche, des lignes épaisses et des noirs intenses, car, sur les peaux foncées, plus c’est épais mieux c’est », estime la Jamaïcaine Nish Rowe (alias Bluxion404), dont l’arbre généalogique remonte jusqu’au Ghana.
« C’est aussi du militantisme, car de nombreux tatoueurs suivent les tendances occidentales, avec des petits designs mignons qui ne mettent pas les parents en colère, s’esclaffe-t-elle. Je reviens donc à l’époque précoloniale et aux tattoos tribaux pour me connecter avec mes racines en créant des symboles qui rappellent ceux de mes ancêtres. » Un militantisme inclusif, qui a su trouver son public sans céder au communautarisme.
Pour la première édition d’Afroderm, une centaine de personnes a fait le déplacement. Parmi le public comme parmi les artistes, la mixité est de mise. Il s’agit en effet aussi de former des professionnels, quelle que soit leur carnation, pour éviter les erreurs passées. « Nombre de tatoueurs pensent, à tort, que les peaux foncées sont plus épaisses que les peaux caucasiennes, qu’il faut enfoncer l’aiguille et insister sur les tracés pour que l’encre pénètre », souligne Dimitri Andrew, qui envisage de faire d’Afroderm un événement annuel avec un label à échelle européenne.
« En réalité, nous sommes tous constitués de la même couche d’épiderme, seule la mélanine [pigment naturel responsable de la couleur de la peau] change », précise-t-il en s’appuyant sur les travaux du Dr Nicolas Kluger, dermatologue à l’hôpital Bichat (Paris) et spécialiste en consultation de tatouage, pour sensibiliser la clientèle comme les professionnels.
Chéloïdes et autres désagréments du tatouage
« J’avais une quarantaine de tatouages sur le corps, et, alors que je me faisais tatouer une énième fois, j’ai dit au tatoueur que quelque chose n’allait pas, que je ressentais de l’inconfort, mais il m’a certifié qu’il savait ce qu’il faisait. Une partie de ma peau tatouée a gonflé et a souffert de chéloïdes. J’ai dû suivre un traitement dermatologique », explique un visiteur venu de Guyane.
Ce type de cicatrices disgracieuses, résultat d’une excroissance du derme, touche particulièrement les peaux foncées. « Les tatoueurs doivent y aller en douceur et connaître les spécificités des peaux noires, qui sont sujettes à d’autres pathologies, comme les granulomes, qui peuvent s’infecter sous le coup d’un tatouage full black, c’est-à-dire rempli de noir », précise Dimitri, dont une partie de la production consiste à réaliser des « covers » – des couvertures de tatouages ratés à la suite de ce type de phénomène.
Au cours du séminaire consacré aux particularités des peaux noires, on a entendu toutes sortes de retours d’expérience. « On a refusé de me tatouer, au prétexte qu’un tatouage sur ma peau noire, c’était impossible », rapporte un membre du public.
« La formation hygiène et salubrité, que tout futur tatoueur doit suivre obligatoirement, inclut l’étude de la structure de la peau, mais pas celle des peaux foncées, accuse Dimitri Andrew. On est en retard en matière de connaissance comme, dans les salons, en matière d’accueil des personnes racisées, alors qu’elles sont souvent traumatisées par des expériences passées. On œuvre pour rétablir de la confiance et de la bienveillance dans la pratique afin que tous les types de peaux soient respectés. »
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus – Culture
- Esclavage : en Guadeloupe, un nouveau souffle pour le Mémorial ACTe ?
- Janis Otsiemi et la cour de « Sa Majesté Oligui Nguema »
- Fally Ipupa : « Dans l’est de la RDC, on peut parler de massacres, de génocide »
- Pourquoi tous les Algériens ne verront pas le film sur Larbi Ben M’hidi
- Francophonie : où parle-t-on le plus français en Afrique ?