Abdelhamid Addou (Royal Air Maroc) : « La crise, une opportunité pour une transformation radicale »

Pour Jeune Afrique, le PDG du pavillon marocain discute de la renaissance de Royal Air Maroc après le Covid-19, et de son avenir. Il balaie l’ensemble des défis actuels de son secteur, charnière pour l’économie du continent.

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Publié le 11 mai 2024 Lecture : 10 minutes.

Cérémonie d’ouverture de l’AFRICA CEO FORUM 2023, à Abidjan, en Côte d’Ivoire. © Verger GUEHI/AFRICA CEO FORUM.
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Sommaire

À quelques jours de l’Africa CEO Forum* 2024, qui se tiendra les 16 et 17 mai prochains et rassemblera 2 000 décideurs économiques des secteurs privé et public à Kigali, l’une des ces figures, le Marocain Abdelhamid Addou, s’est prêté à l’exercice de l’interview dans le cadre de l’émission le Grand invité de l’économie RFI-Jeune Afrique.

Comme le rappelle le dirigeant de la deuxième compagnie aérienne continentale derrière Ethiopian Airlines, « Royal Air Maroc est un outil de souveraineté » en tant que vecteur d’influence du pays, en Afrique et dans le monde. C’est justement de souveraineté dont il sera question lors de l’événement, plus précisément de la façon de « faire entendre sa voix à la table des décideurs », à l’heure où la place de l’Afrique dans les débats est menacée par le retour de l’instabilité politique et l’affaiblissement du leadership continental.

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Aux commandes de la RAM depuis 2016, Abdelhamid Addou revient sur les grandes problématiques qui touchent son industrie : la reprise après les pertes colossales de la période Covid ; le recrutement du personnel dans le contexte de pénuries de main d’œuvre ; le désenclavement de certaines zones du continent ; la concurrence, vie et mort des compagnies ; la décarbonation du transport aérien…

L’ingénieur de formation, qui a démarré sa carrière dans les biens de consommation avant de diriger l’Office national marocain du tourisme (ONMT) de 2008 à 2012,  aborde également la vitalité de ce secteur au Maroc ; les conséquences du séisme de septembre 2023 dans la région de Marrakech ; la fin de la crise des visas avec la France ; la fermeture des liaisons aériennes avec l’Algérie ou encore l’organisation par le Maroc de la CAN 2025 et de la Coupe du monde de football 2030. Extraits.

Jeune Afrique : Le secteur du transport aérien a été parmi les plus touchés par la crise du Covid, avec des pertes colossales en 2020. Contrairement à d’autres pans de l’économie, sa relance est aujourd’hui encore compliquée. Quelle stratégie avez-vous adoptée chez Royal Air Maroc pour retrouver la rentabilité dès 2023 ?

Abdelhamid Addou : Notre approche s’est articulée autour d’un triptyque essentiel. D’abord, l’orientation stratégique impulsée par Sa Majesté le roi visant à doter le Maroc d’un outil de souveraineté international de premier ordre. Ensuite, nous nous sommes concentrés sur le marché à adresser, une démarche guidée avant tout par ses besoins et ses opportunités.

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Le troisième pilier est la préparation à une transformation radicale, incluant la digitalisation, et une refonte culturelle de notre entreprise. Nous avons profité de la période du Covid, où nos avions étaient cloués au sol, pour engager ces transformations profondes.

Vous avez dû également mettre en œuvre un plan social, touchant 850 employés, dont 150 pilotes. Avez-vous retrouvé votre volume initial d’activité ?

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Nous avons effectivement dû nous séparer de 850 de nos collègues et réduire notre flotte. Cependant, grâce à une optimisation de nos processus, nous avons non seulement récupéré notre niveau d’activité mais aussi commencé à recruter, dès 2022, et nombre de nos anciens pilotes sont revenus. Notre capacité à attirer et à retenir les talents s’est renforcée.

Alors que certaines compagnies nationales peinent encore, comment se relancer dans ce secteur ? Le soutien des pouvoirs publics est-il indispensable ?

Il n’y a pas de recette miracle mais une alchimie entre la vision des actionnaires, la motivation des équipes et l’amélioration continue des processus. Le soutien au plus haut niveau de l’État a également été un facteur clé de notre capacité à rebondir rapidement.

Le soutien public est crucial, notamment en matière d’accords aériens et de développement d’infrastructures adaptées. Sans un réseau de transport alternatif développé, l’aérien reste la principale solution pour connecter les grandes villes d’Afrique.

Les États ont un rôle à jouer en matière de coûts d’atterrissage qui sont très élevés en Afrique subsaharienne. Comment surmonter ce défi et espérer augmenter son volume de trafic ?

Il est crucial de réduire ces coûts et de simplifier les procédures pour les autorisations de vol. En Afrique, il existe une classe sociale montante qui désire voyager à l’intérieur de ses frontières. Si nous pouvons lui offrir des coûts acceptables et de bonnes connexions aériennes soutenus par une législation adéquate, nous anticipons une forte croissance du trafic aérien.

Vous avez récemment signé un nouveau contrat avec le gouvernement marocain pour la période 2023-2037, incluant une augmentation de la participation de l’État. Quelles ambitions cela vous permet-il de nourrir au niveau continental ?

L’Afrique est au cœur de notre stratégie depuis la création de Royal Air Maroc. Grâce à une vision royale orientée vers un développement Sud-Sud, notre hub s’est significativement développé, facilitant ainsi la connexion entre l’Europe et l’Afrique. Ce soutien gouvernemental est essentiel pour renforcer notre rôle de leader dans le transport aérien sur le continent, notamment en soutenant le tourisme, le Maroc étant une destination phare en Afrique.

À propos des nouvelles destinations, pouvez-vous nous parler des ajustements dans votre programme de vols ?

Le marché dicte nos décisions. Certaines routes, moins rentables, pourraient être abandonnées tandis que de nouvelles opportunités, comme notre expansion en Europe et en Afrique, sont constamment évaluées. Nous prévoyons d’ajouter environ 75 nouvelles destinations en Europe et une quinzaine sur le continent africain au cours des dix prochaines années.

Concernant votre flotte, vous avez une préférence marquée pour Boeing. Pouvez-vous expliquer ce choix ?

Pour une compagnie de notre taille, il est plus efficace de collaborer avec un seul constructeur, cela simplifie la maintenance et la formation des pilotes. Cependant, nous restons ouverts aux propositions d’autres constructeurs comme Airbus, notre récent appel d’offres international reflète cette ouverture.

Nous cherchons le meilleur partenaire qui ne sera pas choisi uniquement sur des critères tarifaires, mais aussi techniques et de calendrier d’intégration industrielle.

Ce nouvel appel d’offres signifie-t-il que vous envisagez des changements majeurs dans votre flotte ?

Absolument. Nous envisageons de passer de 50 à 200 avions. Ce grand bond en avant est dicté par notre ambition de connecter diverses diasporas africaines à travers le monde, renforçant ainsi notre position de leader sur le continent. Le choix de notre futur partenaire sera crucial pour accompagner cette expansion ambitieuse.

Nous avons déjà planifié l’acquisition de nouveaux appareils avant même de finaliser notre appel d’offres, afin de ne pas retarder notre expansion. Nous accueillerons bientôt 12 nouveaux avions, dont deux Dreamliners et dix Max, pour soutenir nos nouvelles routes.

Abdelhamid Addou invité de RFI Jeune Afrique, le 30 avril 2024 © Yves Forestier pour JA

Abdelhamid Addou invité de RFI Jeune Afrique, le 30 avril 2024 © Yves Forestier pour JA

Face aux offres salariales compétitives des compagnies du Golfe, et la montée en puissance de concurrents comme Air Algérie qui aspire également à devenir un hub entre l’Afrique et l’Europe, comment voyez-vous l’avenir ?

Nous vivons dans un monde globalisé où les opportunités sont vastes, mais nous offrons un cadre de vie et de travail attrayants. Nous espérons que cela, combiné à la fierté de contribuer au développement du Maroc et de Royal Air Maroc, encouragera nos pilotes à rester avec nous.

Par ailleurs, notre connaissance profonde de l’Afrique et notre histoire sur le continent nous confèrent une solide expertise. Nous ne nous laissons pas distraire par les actions des autres. Au contraire, nous sommes flattés d’être considérés comme modèle. Notre participation dans l’alliance One World avec des compagnies de renom comme British Airways et Japan Airlines témoigne de notre stature internationale et de la qualité de notre service.

Qu’en est-il de la concurrence des compagnies low-cost telles que Ryanair et Air Arabia ?

Notre stratégie repose sur la complémentarité des services que nous offrons avec ceux des low-cost. L’accord Open Sky a été un tournant stratégique pour stimuler le tourisme au Maroc.

Chez Royal Air Maroc, nous cherchons à être complémentaires en termes de segments de marché et ce, en gardant une cohérence qui ne déstabilise pas le secteur. Il est essentiel de stimuler le tourisme de manière réfléchie pour que cela profite à l’économie nationale tout en préservant notre outil de souveraineté aérienne.

Comment avez-vous vécu la crise liée au séisme à Marrakech en 2023, à la fois en tant que chef d’entreprise et citoyen marocain ?

Le séisme a été un moment de grande émotion et de mobilisation nationale. En tant que chef d’entreprise, j’ai été témoin de l’engagement de nos employés dans les efforts de secours et de reconstruction.

La réactivité de l’État a été remarquable, et nous avons rapidement travaillé à rétablir une vie normale dans les zones affectées. Cet événement a renforcé notre détermination à reconstruire de manière plus durable et à développer économiquement les régions montagneuses du pays.

Comment évaluez-vous la capacité de récupération de la destination touristique ?

Le Maroc, et en particulier Marrakech, ont démontré une grande résilience. L’image de marque du pays est forte, ce qui a encouragé un retour rapide des touristes. Une fois la gestion immédiate de la crise passée, le tourisme a repris normalement, aidé par des manifestations de solidarité internationale.

Effectivement au 31 décembre 2023, le Maroc a enregistré un record de 14,5 millions d’entrées de touristes. Quel impact cela a-t-il eu sur Royal Air Maroc ?

Cette hausse du tourisme nous a permis de mieux remplir nos avions et d’ajuster nos programmes de vol pour répondre à la demande. Cela crée un cercle vertueux pour notre industrie, renforçant notre rôle non seulement en tant que transporteur de Marocains et Africains à travers le monde, mais aussi de touristes.

Qu’en est-il des infrastructures touristiques au Maroc ? Sont-elles à la hauteur des attentes pour soutenir cette croissance ?

Certaines régions du Maroc ont atteint une maturité en termes d’infrastructures, tandis que d’autres sont encore en développement. Il y a une décision stratégique de ne pas « bétonner » le pays mais plutôt de développer le tourisme de manière traditionnelle et durable, pour préserver la qualité des destinations.

La relation entre le Maroc et la France, notamment après la crise des visas, semble s’être améliorée. Comment cela affecte-t-il Royal Air Maroc ?

Les relations apaisées sont toujours meilleures pour les affaires. La crise des visas a dévié certains flux touristiques vers la Turquie, ce qui nous a poussés à augmenter nos vols vers cette destination. Maintenant que les relations s’améliorent, nous bénéficions d’une plus grande flexibilité pour servir à la fois la Turquie et la France.

Les défis économiques mondiaux, tels que la hausse des prix des matières premières et l’inflation, affectent-ils votre stratégie commerciale, notamment en ce qui concerne les prix des billets ?

Effectivement, l’inflation mondiale et la hausse des coûts des matières premières, y compris le carburant qui représente 25 % de nos dépenses, nous obligent à réajuster nos prix. Toutefois, nous nous efforçons de rester compétitifs tout en offrant la meilleure qualité possible à nos clients. C’est une équation complexe mais essentielle pour maintenir notre compétitivité.

Concernant l’impact environnemental de l’aviation, comment votre compagnie aborde-t-elle les défis liés aux émissions de carbone ?

En tant qu’acteur global, nous sommes pleinement conscients de notre responsabilité envers le climat. Cela nous a conduits à adopter l’initiative de l’Iata pour atteindre zéro émission nette d’ici à 2050.

À court terme, l’utilisation de biocarburants est une solution viable, même si leur coût est élevé et leur disponibilité limitée. Nous avons récemment réalisé un vol entre Casablanca et Dakar avec 40 % de carburant durable, démontrant ainsi notre engagement envers des solutions plus vertes.

Certaines voix suggèrent de réduire les voyages en avion pour diminuer l’empreinte carbone. Quelle est votre position à ce sujet ?

Je crois qu’il est irréaliste de vouloir limiter les déplacements des gens. L’humanité a un besoin intrinsèque de se déplacer. Ce n’est pas en restreignant les voyages que nous réduirons notre empreinte carbone, mais plutôt en développant des alternatives technologiques viables telles que les biocarburants et en améliorant l’efficacité des moteurs actuels.

Le 10 décembre 2022 était un jour mémorable pour le Maroc avec la qualification des Lions de l’Atlas pour la demi-finale de la Coupe du monde. Qu’en retenez-vous ?

Cette journée a été un moment de grande fierté et d’émotion. Elle symbolise la capacité de notre nation et de notre continent à atteindre d’importants objectifs internationaux. Cette réalisation a renforcé la croyance en nos capacités et a démontré la force de l’unité et de la détermination.

Avec des événements d’envergure internationale prévus au Maroc, comme la CAN 2025 et la coorganisation de la Coupe du monde 2030 avec le Portugal et l’Espagne, comment Royal Air Maroc se prépare-t-elle ?

Nous avons déjà anticipé, notamment avec la planification d’une expansion significative de notre flotte et de nos services. Nous envisageons d’atteindre 130 avions d’ici à 2030.

Ces événements sont une occasion pour Royal Air Maroc de montrer son efficacité et son hospitalité, tout en mettant en valeur le Maroc et l’Afrique sur la scène mondiale.

Vous évoquiez plus tôt l’unité et la coopération. Comment voyez-vous l’application de ces principes au-delà du Maroc, dans le contexte africain ?

Je crois fermement que le développement doit être inclusif et bénéfique pour tous. L’Initiative Atlantique, par exemple, vise à offrir un accès maritime à des pays enclavés, favorisant ainsi leur développement économique. Cette approche de coopération Sud-Sud est essentielle pour le progrès de l’Afrique et doit être encouragée à tous les niveaux.

* Un événement organisé par le groupe Jeune Afrique, en partenariat avec la Société financière internationale (IFC).

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