À Berlin, la Maison des cultures du monde (HKW) mérite désormais son nom
Avec sa nouvelle exposition, « Echoes of the Brother Countries », la HKW explore une zone d’ombre de l’ancienne RDA : la mémoire et l’histoire des populations immigrées venues des « pays frères ».
Les Berlinois la surnomment affectueusement « l’huître pleine ». Sa forme parabolique aisément identifiable se reflète dans les eaux de la Sprée depuis 1957, date à laquelle cette imposante bâtisse fut conçue par l’architecte américain Hugh Stubbins Jr. Ancien Palais des Congrès (« Kongresshalle ») offert par les États-Unis à Berlin-Ouest pendant la guerre froide, ce bâtiment fut longtemps un symbole : surélevé pour être visible depuis Berlin-Est, il était censé représenter les « valeurs occidentales », être un « phare de la liberté » face au communisme.
Sa construction doit beaucoup à l’implication d’Eleanor Lansing Dulles et de son frère, le très anticommuniste secrétaire d’État américain John Foster Dulles. Mais depuis 1989 et la chute du Mur de Berlin, la Kongresshalle, qui vit passer les présidents John Fitzgerald Kennedy et Jimmy Carter, est devenue un centre culturel porteur d’un nom magnifique : la Maison des cultures du monde (« Haus der Kulturen der Welt », HKW).
Mur de Berlin et « phare de la liberté »
Comptant parmi les rares bénéficiaires de fonds fédéraux en Allemagne, elle accueille aujourd’hui des expositions, des concerts, des conférences, des représentations théâtrales et chorégraphiques, des projections cinématographiques – dont certaines liées à la fameuse Berlinale. Et depuis un an, cette institution qui semblait somnolente vit une véritable révolution, pilotée par son nouveau directeur, le Camerounais Bonaventure Soh Bejeng Ndikung.
Né en 1977 à Yaoundé, ce conservateur aux tenues vestimentaires toujours très recherchées a créé à Berlin le centre de création indépendante SAVVY Contemporary et a été le directeur artistique de nombreux événements, comme les Rencontres de la photographie de Bamako, la Biennale de Dakar, la Documenta 14. Il assurera prochainement le commissariat de la Biennale de São Paulo, au Brésil.
Visibiliser les femmes
« Quand je suis arrivé ici, j’ai pris le temps de discuter avec les 75 personnes qui y travaillent, pour essayer de repenser ce qu’une maison comme celle-là peut faire, raconte-t-il. Je leur ai demandé : ‘est-ce que mon voisin, dans mon quartier, a des raisons de venir ici ?’ Parce que ce que l’on va essayer de faire, c’est de lui donner des raisons de venir ! » Située sur la John-Foster-Dulles-Allee, à deux pas du Reichstag, et dans l’enceinte de l’immense Tiergarten, la Maison des cultures du monde ne bénéficie pas d’une position géographique favorable au passage : si l’endroit est verdoyant et bucolique, il n’est guère animé…
Dès sa prise de fonction, et en accord avec les équipes de la HKW, Bonaventure Soh Bejeng Ndikung a fait le choix de renommer toutes les salles de l’institution en leur donnant les patronymes de femmes célèbres – ou trop peu célébrées ! Si le vaste auditorium a pris le nom de la chanteuse sud-africaine Miriam Makeba, d’autres salles rendent hommage à des figures moins connues comme la réalisatrice sénégalaise Safi Faye, l’écrivaine britannique Bessie Head, l’intellectuelle jamaïcaine Sylvia Wynter, la sociologue et militante brésilienne Marielle Franco et bien d’autres encore.
La terrasse de la Haus der Kulturen der Welt a ainsi été rebaptisée du nom de Paulette Nardal. « Quand on parle du mouvement de la négritude, on évoque toujours les grands hommes tels Léopold Sédar Senghor ou Aimé Césaire, précise Bonaventure Ndikung. Mais il ne faut pas négliger pour autant le travail fondamental des sœurs martiniquaises Paulette et Jeanne Nardal. En mettant en avant les noms de femmes qui ont été plus ou moins effacés, j’espère conduire les visiteurs à se demander : qui sont-elles ? » Ainsi présentée, la transformation du lieu pourrait apparaître comme essentiellement cosmétique. Ce n’est pas le cas, puisque la programmation a aussi été repensée afin de faire entendre des voix différentes.
L’histoire oubliée des populations immigrées des « pays frères »
« Cette maison fut au départ un projet américain et l’on y regardait le monde avec les yeux de l’Ouest, poursuit Bonaventure Soh Bejeng Ndikung. Il est important de changer ce regard. Quand l’Allemagne a été réunifiée dans les années 1990, on n’a plus parlé que d’une seule histoire, celle de la République fédérale allemande (RFA), l’Allemagne de l’Ouest. Une étude récente conduite dans les écoles montre que les enfants ne connaissent par l’histoire de la République démocratique allemande (RDA), l’Allemagne de l’Est. Et ils connaissent encore moins ce que l’on appelait les « pays frères » de la RDA, comme l’Angola, Cuba, l’Égypte, l’Éthiopie, le Ghana, le Mozambique, le Vietnam. Ce qui nous intéresse, c’est de raconter notamment l’histoire de l’Allemagne de l’Est avec la voix et le regard des gens qui venaient d’ailleurs. »
De fait, si la RDA a peu voix au chapitre dans l’historiographie actuelle de l’Allemagne, l’effacement des immigrés est encore plus flagrant. « Les pays socialistes ou communistes ont envoyé ici des gens pour faire des études ou pour travailler, poursuit le directeur de la HKW. Des deux côtés du mur, les immigrés ont activement participé à la reconstruction du pays après la guerre. »
Lors de sa réouverture, la HKW a accueilli une vaste exposition (de juin à septembre 2023) qui donnait le ton de sa programmation. Baptisé O Quilombismo, pluridisciplinaire, elle traitait des « quilombos », ces communautés d’esclaves marrons du Brésil, appelés aussi « cumbes » au Venezuela, « palenques » à Cuba et en Colombie, « cimarrones » au Mexique – sociétés fraternelles où régnait une certaine forme de solidarité. Avec sa nouvelle exposition, Echoes of the Brother Countries (jusqu’au 20 mai), la HKW explore une zone d’ombre de l’ancienne RDA : la mémoire et l’histoire des populations immigrées venues des « pays frères ».
Dans son essai What is the price of Memory and what is the cost of amnesia, préambule au catalogue de l’exposition, Bonaventure Ndikung écrit : « L’exposition se focalise principalement sur l’Angola, Cuba, le Ghana, le Mozambique et le Vietnam, non seulement pour permettre des recherches spécifiques et approfondies, mais aussi parce que ces pays frères envoyèrent le plus grand nombre d’individus en RDA. Ces derniers expérimentèrent tous la même absence de compensation financière à leur retour, après avoir été expulsés lors de la réunification. Ces pays furent aussi ceux dont les ‘citoyens partagés’ furent les premières et les plus visibles victimes du racisme et du rejet dans l’Allemagne réunifiée. » Présentée comme un « effort pour comprendre le prix que paye la société pour l’effacement de la mémoire et des identités », Echoes of the Brother Countries propose à la fois une plongée dans des archives individuelles et une approche artistique classique, avec des œuvres d’artistes issus de ces fameux « pays frères ».
Mozambicains, Angolais, Chiliens, Ghanéens…
Plusieurs plasticiens comme Maimuna Adam, Euridice Zaituna Kala et Pak Ndjjamnea, s’intéressent notamment au sort des Mozambicains venus travailler en RDA. « Le Mozambique, par exemple, a commencé à envoyer ses jeunes en RDA en 1979, dans l’espoir de les former et de les exposer à des stratégies de développement qui pourraient les aider à reconstruire la nation mozambicaine, à cette époque ébranlée par la guerre civile de 1977 », écrivent Paz Guevara et Marie-Hélène Pereira. Ces jeunes, appelés « Madgermanes » au Mozambique, ont désormais entre 60 et 70 ans. Et ils n’ont jamais récupéré une partie de leurs salaires qui devaient leur être versés à leur retour au pays, l’argent ayant été détourné entre les gouvernements des deux pays. Aujourd’hui encore, les Madgermanes ne cessent de manifester pour obtenir les compensations auxquelles ils ont droit.
Problème similaire en Angola, dont est originaire Kiluanji Kia Henda, dont une œuvre impressionnante est exposée dans le Hall Mrinalini Mukherjee : sous des photographies de l’épave d’un vieux navire de pêche échoué, le Karl Marx Luanda, l’artiste a disposé en cercles des morceaux de fer rouillé de tailles différentes qui « évoquent la fragmentation et la nocivité des héritages de la guerre froide ». Non loin, des enfants de différentes origines peints par Christoph Wetzel (« Le dernier jugement ») contemplent, sévères, troublants, l’ensemble de la salle d’exposition, où rien ne sépare les œuvres à l’exception de rideaux ondulés et transparents. Une référence au passé, au présent et à l’avenir du pays. « Qui a construit l’Allemagne après la guerre ? Ce sont les Turcs, les Portugais, qui ont bâti une nation plurielle, s’exclame le directeur de la HKW. Et aujourd’hui, l’Allemagne a besoin de 600 000 travailleurs de plus par an. Ils vont venir d’où ? »
S’il se récrie néanmoins lorsque l’on évoque la notion de « décolonisation des musées » (« Je ne sais pas ce que c’est ! »), Bonaventure Soh Bejeng Ndikung a tout de même fait hisser dans les jardins de la HKW les drapeaux conçus par le plasticien d’origine nigériane Olu Oguibe. Visibles depuis le district gouvernemental tout proche, ces drapeaux arborent les couleurs de l’Allemagne (noir, rouge, jaune) auxquelles l’artiste a jouté le vert, en référence au drapeau panafricain. Quant à l’ancien acronyme « DDR » (« Deutsche Demokratische Republik »), il est désormais devenu : « DDR : Decarbonize, Decolonize, Rehabilitate » (décarboner, décoloniser, réhabiliter). Un programme qui ressemble fort à celui de la HKW.
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