Comment le cannabis s’est imposé dans la culture marocaine
Depuis 2022, le cannabis à usage thérapeutique est légalisé au Maroc. Mais comment le chanvre a-t-il été implanté en Afrique du Nord, et comment l’usage de ce stupéfiant a-t-il pu cohabiter avec les règles édictées par les gardiens de l’islam ? Un retour en arrière s’impose…
Du 22 au 28 avril 2024, s’est tenu à Meknès, l’ancienne capitale de Moulay Ismaïl – le « Louis XIV marocain » –, le Salon international de l’agriculture au Maroc (Siam). Le thème de cette année était dans l’air du temps : « Climat et agriculture : pour des systèmes de production durables et résilients ». Un invité surprise, cependant : le cannabis. Pour la première fois, le plus populaire des psychotropes a eu pignon sur rue lors de cette manifestation officielle. Des stands dédiés à la culture et à la commercialisation légale d’un produit tabou, qui invitent à s’intéresser de plus près à l’histoire de cette plante au Maroc, ainsi qu’à son statut.
Le Rif, paradis du cannabis
L’entreprise Somacan, dont le siège social se situe à Fès, commercialise le produit. Elle est la première société marocaine à s’engager à 100 % dans le négoce légal du cannabis. Sur son site internet, elle présente avec fierté son terrain d’exploitation de 150 hectares, sur lequel travaillent 646 agriculteurs, sélectionnés par l’Anrac (Agence nationale de réglementation des activités relatives au cannabis), et 12 coopératives, réparties entre Chefchaouen, Al-Hoceima et Taounate. Dit autrement, la région du Rif.
Ce massif montagneux, situé dans le nord du Maroc, attenant au rivage méditerranéen, est propice à – et célèbre pour – la culture de la cannabis sativa. Plante qui figure au hit-parade des produits nationaux, après le thé vert, le tagine et le couscous. Et ce, depuis longtemps : en 1911 déjà, c’est-à-dire tout juste avant l’instauration du Protectorat français sur l’Empire chérifien, le Dr Louis Mauran en atteste l’usage bien répandu au sein de la société marocaine. « Toute la classe ouvrière fume passionnément le cannabis, dans de longues pipes à fourneaux minuscules […]. Dans la classe bourgeoise, on fume aussi, mais avec un peu plus de discrétion, et à domicile », affirme-t-il dans son ouvrage, La Société marocaine, étude sociale et souvenirs (1913). Pas très étonnant, quand on sait que, depuis le XIXe siècle, le Makhzen détient le monopole royal sur la vente de l’opium, du kif et du tabac. Un privilège maintenu sous Moulay Hafid, le dernier des sultans du Maroc pré-protectoral, après la signature de l’Acte d’Algésiras, en 1906.
À l’époque, l’existence de ce monopole répond à des contraintes économiques : alors que l’État marocain doit rembourser les prêts contractés auprès des puissances européennes, et puisque les recettes fiscales sont aux mains des Européens, la tourqa – c’est-à-dire le tabac, l’opium et le cannabis – sont une source de revenus importante pour le Makhzen.
Des fakirs indiens aux oulémas
Reste tout de même à comprendre comment les oulémas fassis, gardiens de la foi et de la ferveur religieuse des Marocains, ont pu fermer les yeux sur l’usage de substances psychotropes au sein d’une société musulmane. En tous cas, aux XIXe et XXe siècles. La réponse n’est pas si simple que cela, et nécessite d’élargir la focale. Si l’on parle de société musulmane, on se réfère à la umma, c’est-à-dire à la communauté arabo-musulmane qui vit du Machrek jusqu’au Maghreb. Au sein de cette population, les célèbres « Assassins », les Hachichines, cette secte ismaélienne d’obédience chiite qui semait la terreur au Proche-Orient au XIIe siècle (le temps des Croisades) fumaient du cannabis, si l’on en croit la légende, avant leurs opérations.
Un mythe que tempère toutefois l’historien espagnol Juan Vernet dans un essai intitulé Ce que la culture doit aux Arabes d’Espagne, notant que « l’anesthésie était déjà utilisée dans les premiers temps de l’islam. À part la mandragore, et sous l’influence indienne, on utilisa le baj, qu’on cite si fréquemment dans les Mille et une nuits, et qui équivaut au hachisch […]. On l’administrait en infusion ou en imbibant des éponges qu’on introduisait dans la bouche du patient. »
Le cannabis était par ailleurs bien toléré par les chiites du Moyen Âge. Précision importante, puisqu’en 1980, l’ayatollah Khomeiny interdit toute production, vente ou consommation de chanvre en Iran. Quant aux Sunnites, toujours au Moyen Âge, il semble qu’ils aient été plus réticents à voir le cannabis circuler dans la société. À titre d’exemple, en Égypte, au XIIe siècle, les fumeurs de cannabis étaient condamnés à avoir les dents arrachées. Ce sont en fait principalement les soufis qui sont à l’origine de la diffusion du cannabis dans dar al-islam. Ils le fumaient principalement à la pipe à eau, directement héritée des fakirs indiens. Et c’est ainsi que le chanvre a été introduit au Maghreb.
Hashish et mysticité
Au Maroc même, la tolérance du cannabis n’a pas toujours été de mise. Sous la dynastie des Saadiens (1549-1659), période de renouveau et d’expansion du royaume chérifien vers le Sahel, le chanvre est totalement interdit et le Makhzen le brûle publiquement dans les souks. Le message est on ne peut plus clair à l’égard de la population et des potentiels consommateurs. Malgré cette répression, l’usage du cannabis demeure fréquent dans certaines zaouïas ou confréries. On peut citer celle de Sidi Heddi, fondateur de la secte vagabonde des Heddawa, aujourd’hui considéré comme le « saint patron des fumeurs de kif ».
Au XVIIIe siècle, ses adeptes errent au milieu de la population et vivent de l’hospitalité. Leur extase et leur mysticité se trouvent à la fois dans la vocation à la pauvreté – qui s’apparente à celle du christianisme – et l’usage du hashish qui, lui, relève de la religiosité orientale. « Sidi Heddi fait obligation à ses membres de fumer le cannabis, d’absorber du ma’jon [mélange de semoule, de sucre, de muscade, de cannelle et de graines de kif pilées et généralement grillées] ou de l’opium, selon un rituel précis », raconte l’essayiste René Brunel dans Le Monachisme errant dans l’islam, Sidi Heddi et les Heddawa (1953). Le cannabis n’est pas pour eux une fin en soi, mais un moyen permettant de se transcender afin de mieux psalmodier les 99 attributs sacrés d’Allah (le dikhr). Pas étonnant, dès lors, que la confrérie ait trouvé son origine dans les montagnes du Rif, là où la culture du chanvre est la plus prospère.
Au XIXe siècle, nous l’avons dit, le Makhzen acquiert le monopole de la tourqa. Cela n’empêche aucunement le sultan Moulay Hassan Ben Mohammed de s’interroger – et d’interroger ses oulémas – sur la licéité de tels produits stupéfiants. Le grand historien marocain Al-Naciri al-Slaoui, témoin de son époque, a révélé une lettre de Moulay Hassan adressée aux docteurs en religion de Fès en 1886. « Sachez, y écrit-il, que nous sommes complètement indécis sur la question de savoir si nous autoriserons le commerce de la çaka, c’est-à-dire des produits végétaux ayant une action stupéfiante, démoralisante, etc. […] C’est une des questions qui nous préoccupent le plus et nous considérons les conséquences de cette autorisation comme plus graves que toute autre, et notamment celle qu’entraîne la libre pratique des portes [taxe sur les marchandises aux entrées et sorties des villes]. »
La préoccupation éthique est – déjà – au cœur de la réflexion du souverain chérifien. Ne se considérant pas à même de trancher politiquement, il se replie sur l’avis des oulémas. Presque sans surprise, les théologiens, à l’unanimité, condamnent le négoce et la consommation du cannabis. Moulay Hassan suivra leur conseil et abolira tout commerce de la plante, sauf à Tanger, la capitale diplomatique, ainsi que dans cinq douars (hameaux) du Rif, où il demeure toléré de produire du kif.
Ketama, le grenier du kif
Il faudra attendre le règne de Moulay Hafid (de 1908 à 1912) pour que, sous la pression des besoins financiers, le commerce des stupéfiants soit de nouveau autorisé. Entre temps, toutefois, la culture et la production de la cannabis sativa n’ont jamais cessé dans les vallées du Rif. Notamment à Ketama, dans la région de Chefchaouen. Ketama est sans conteste le grenier du kif, et le demeure aujourd’hui encore, attirant de nombreux touristes.
Lors de la guerre du Rif (1921-1926), cependant, Abdelkrim El Khattabi, malgré les dividendes qu’auraient pu lui procurer le chanvre, l’interdit à nouveau, au nom des préceptes de l’islam. Il s’agit de la dernière interdiction en date du cannabis dans le royaume, qui n’émanait donc nullement de l’État, mais d’un commandant, considéré aujourd’hui encore par l’historiographie nationale comme un dissident de bled es siba. Même les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD), lorsqu’ils ont accédé à la primature, en 2011, n’ont pas formellement interdit le stupéfiant. Depuis, le cannabis thérapeutique a été formellement légalisé. Autant dire que la culture du chanvre a encore des jours fleuris devant elle.
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