Face aux protestations, le pouvoir tunisien durcit le ton

Avocats, journalistes, défenseurs des droits humains sont plus que jamais sous pression, à quelques jours d’une manifestation des partisans du président Saïed annoncée pour le 19 mai. Rien ne semble pouvoir arrêter ni la machine judiciaire ni la répression politique.

Rassemblement des avocats devant le tribunal de Tunis, le 13 mai 2024. © FETHI BELAID / AFP

Rassemblement des avocats devant le tribunal de Tunis, le 13 mai 2024. © FETHI BELAID / AFP

Publié le 15 mai 2024 Lecture : 6 minutes.

À l’immobilisme apparent qui a prévalu ces derniers mois vient de succéder en quelques jours une série d’incidents qui expriment le malaise qui s’est emparé de la Tunisie. Dans le collimateur du pouvoir, à en juger par les dernières arrestations : société civile, avocats et journalistes. Une frange de la société trop libre, trop critique, trop émancipée pour un nouveau projet politique qui peine à convaincre, faute d’avoir montré son efficacité.

Ritournelle ironique

Ce projet porté par le président Kaïs Saïed depuis trois ans éradique tous les anciens fonctionnements, rend caduc tout un système et passe par le démantèlement des structures. « Le stade d’El Menzah à Tunis illustre cela : il a été comme démembré et dresse son squelette sans que le chantier n’ait avancé à force de on-dit de corruption et de déficit d’encadrement. Une misère, il avait besoin d’une rénovation mais pas d’une telle intervention. Les Chinois vont, parait-il, intervenir. Mais quand et combien cela coûtera-t-il en devises ? Sommes-nous si incompétents ou ne sait-on plus gérer ? » s’interroge, perplexe, un riverain qui patiente dans une longue file pour acheter son pain.

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Dans cette nouvelle architecture, la société civile n’a pas sa place, à moins d’être une émanation du pouvoir. Et depuis début mai, force est de constater que toutes les avancées héritées de la révolution de 2011 sont compromises, voire oubliées. Depuis le 25 juillet 2021, lorsque Kaïs Saïed s’est arrogé tous les pouvoirs en évoquant un danger imminent, l’essentiel du discours qui a été déployé tourne autour de complots, de traîtrise et d’ingérence étrangère. Des arguments répétés sans jamais apporter de preuves tangibles ou de désignation de coupables, si bien que même ceux qui y ont cru finissent par douter. Et que le chapelet de termes utilisés pour désigner les complots supposés est devenu une ritournelle ironique.

« Quel fabuleux pays ! »

C’est cette même ironie qui vaut à l’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani d’être poursuivie et déférée devant la justice : débattant à l’antenne avec un confrère zélote qui assurait que les migrants subsahariens voulaient vivre en Tunisie, elle a lancé « quel fabuleux pays ! » Une répartie on ne peut plus répandue, devenue encore plus populaire depuis le 11 mai au soir quand une descente musclée de sécuritaires cagoulés à la Maison de l’avocat a débouché sur son arrestation.

Un peu plus tôt dans la soirée, ses collègues Borhane Bessaies et Mourad Zeghidi, chroniqueurs comme elle dans L’Émission impossible sur IFM, avaient aussi été mis en détention préventive pour « divulgation de rumeurs ou de fausses informations » relevant de l’article 24 du décret 54 qui prévoit jusqu’à cinq ans d’emprisonnement. Ils ont été entendus au sujet de leurs analyses et des termes employés sur la situation politique dans leurs émissions.

Aussitôt, les avocats de Tunis se mobilisent et s’insurgent contre ce qu’ils estiment être un abus de pouvoir, puisque la Maison de l’avocat bénéficie d’une certaine immunité ordonnée par un ancien décret et qu’une procédure précise est prévue pour l’arrestation d’un avocat. Par ailleurs, Sonia Dahmani sera entendue ce mercredi 15 mai pour s’être interrogée sur le rendement du gouvernement. Elle est aussi poursuivie pour avoir dénoncé les conditions de détentions des prisonniers politiques. Sa personnalité et sa détermination à défendre ses droits la rendent emblématique d’une certaine résistance.

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Bessaiess et Zeghidi entendus le 22 mai

La même indignation s’empare des réseaux sociaux et des journalistes au sujet du sort de Borhane Bessaiess et Mourad Zeghidi, pourtant une des voix les plus mesurée de l’audiovisuel tunisien. Mais le silence s’installe rapidement : parce qu’ils sont retenus en préventive, rien ne doit filtrer pour ne pas perturber la conduite de l’enquête. En milieu de journée, on a finalement appris que les deux hommes ont été déférés et doivent être entendus par un juge le 22 mai. Hasard du calendrier : Haythem El Mekki, chroniqueur acerbe de Mosaïque FM déjà été entendu dans plusieurs affaires, doit de nouveau comparaître sous le coup de l’article 24, le 16 mai, pour un post – dont il n’est pas l’auteur – qui cite l’hôpital Habib Bourguiba de Sfax.

« Le pire est à craindre, certains vont instrumentaliser ces situations ubuesques pour en finir avec les médias et mettre les avocats au pas. Il y a fort à parier qu’ils vont être interdits d’antenne et que dans le cadre des réformes, le pouvoir va revoir les licences d’exploitation des radios et télévisons. Cela en sera fini des médias libres », regrette un politologue qui constate la reproduction de certaines méthodes depuis le gel de l’assemblée en 2021, l’arrestation de certains de ses membres, sa dissolution, puis son changement de statut dans la Constitution de 2022 et la création d’une deuxième chambre.

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Cause sacrée et catastrophe humaine

Le chaos provoqué par l’indignation et la colère des avocats a occulté d’autres affaires, comme celle de diverses associations et ONG concernées par la migration, et qui sont accusées de favoriser l’entrée et l’installation de réfugiés subsahariens en Tunisie. Les thuriféraires du régime déploient tout un argumentaire souverainiste et font du territoire tunisien une cause sacrée qui enflamme les esprits sans que personne ne prenne la mesure de la catastrophe humaine qui se joue. Sans les associations qui leur prodiguent un minimum d’aide, les migrants sont livrés à eux-mêmes face à un État incapable d’encadrer le phénomène.

Des ONG internationales, comme l’Organisation internationale pour la migration (OIM) et le Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR), sont également sur la sellette après avoir été nommément mises en cause par le président lors d’un Conseil National de sécurité qui s’est tenu début mai. Pourtant, elles ont été mandatées par l’Union européenne pour gérer le rapatriement des migrants clandestins : là encore, pourquoi multiplier les interlocuteurs quand le Croissant rouge tunisien (CRT) peut faire l’affaire, comme le souligne Kaïs Saïed ? Désormais, il n’est plus exclu que le nombre d’associations diminue drastiquement et qu’elles soient mises sous strict contrôle strict du gouvernement grâce à la nouvelle loi qui va être discutée.

« Pas de leçons à recevoir de ceux qui financent des assassins »

Un tour de vis approuvé, voire applaudi, par certains au nom de la défense d’une souveraineté nationale souvent mal comprise. « Ceux qui ne nous approuvent pas n’ont pas à donner leur avis sur notre situation, cela s’appelle de l’ingérence » : cet argumentaire se répand comme une traînée de poudre depuis que le chef de l’État a écarté d’un revers de main l’avis négatif des agences de notation. Tout comme il a suscité l’émoi en exigeant avec colère que le drapeau national ne soit pas occulté comme l’exigeait les sanctions par l’Agence mondiale antidopage (AMA) infligées à la Tunisie pour non-conformité avec les règles internationales.

Par un raccourci saisissant, certains en Tunisie semblent encore s’accommoder de cet isolement croissant du pays sur la scène internationale, voulant y voir le signe d’une rupture avec un Occident jugé trop complaisant face au drame qui se joue à Gaza. « On n’a pas de leçons à recevoir de ceux qui financent des assassins », clame ainsi une jeune militante qui vient d’ôter de la façade de l’Institut Français à Tunis les fresques disposées pour cacher les slogans propalestiniens sur lesquels tous les Tunisiens s’accordent.

Autant d’événements épars qui convergent pour entraver les libertés, en particulier celles des acteurs de la société civile. Désormais, Kaïs Saïed déplace les curseurs à son gré et explique, comme il l’a fait en avril 2024 à la Foire internationale du livre de Tunis, qu’ « il faut libérer la liberté de penser ». Il y a un an pourtant, répondant aux critiques sur le non respect de la liberté d’expression dans le pays, il s’était étonné : « Avons-nous censuré un journal ou une émission ? Avons-nous poursuivi un journaliste en raison de son travail ? » Le pays, depuis, a bien changé.

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