En Tunisie, Kaïs Saïed plus seul que jamais
Nouvelles lois répressives, journalistes et avocats arrêtés pour de simples déclarations, société civile et opposition sous pression. À quatre mois de la présidentielle d’octobre, la tension est à son comble. Et le chef de l’État à fleur de peau.
Plébiscité en 2019 par 72 % des votants pour sa probité, mais aussi par rejet d’une classe politique en déliquescence, Kaïs Saïed, 66 ans, avait entamé son premier mandat sans aucune expérience du pouvoir et avec des prérogatives limitées, jusqu’au 25 juillet 2021, date de son coup de force institutionnel et de l’amorce du démantèlement du système politique né dans les années qui ont suivi la révolution de 2011, et dont il n’a jamais caché qu’il le désapprouvait. Incontestable homme fort du pays, il n’en est aujourd’hui pas moins fragilisé par une gouvernance inachevée et un bilan déconcertant.
Il ne l’a pas encore annoncé, mais il sera sans aucun doute candidat à sa propre succession à la présidentielle d’octobre 2024, comme le laissent déjà entendre ses soutiens sur les réseaux sociaux. S’il n’a pas encore fait part de ses intentions, le président n’en malmène pas moins tous ceux qui pourraient entrer en lice, ou qui osent exprimer leur opposition à un renouvellement de mandat.
L’empoignade politique est latente, la tension également, mais à quatre mois d’une élection dont Farouk Bouasker, président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), estime en substance qu’elle devrait « pouvoir se tenir idéalement en octobre 2024 », le silence prévaut.
Un système proche de celui promu par Kadhafi
« Tout dépend du code électoral, s’il va être amendé ou non », note à ce sujet un membre du réseau Mourakiboun, observatoire des élections qui, comme d’autres organismes de la société civile, ne semble plus consulté par l’Isie. Difficile dès lors de se projeter quand la règle du jeu n’est pas confirmée.
Cette réticence chez Kaïs Saïed à afficher clairement ses intentions n’est pas nouvelle : il a souvent montré son agacement quand l’opinion le pressait, après le 25 juillet 2021, de préciser les étapes de son projet. Un projet qu’il n’avait pas particulièrement exposé durant la campagne électorale de 2019, privilégiant alors le slogan « le peuple veut » pour souligner sa syntonie avec les Tunisiens, leurs difficultés et leurs souhaits.
En réalité, pourtant, le candidat Kaïs Saïed avait bien un projet, exposé dans un long entretien au quotidien Al-Charaa al-Magharibi en septembre 2019. À l’époque, nul n’y avait fait allusion, pourtant tout y était.
Dans cette interview, le candidat traçait les contours d’un système de gouvernance par la base, assez semblable à celui promu par l’ancien leader libyen Mouammar Kadhafi, dans lequel seul le chef détient le pouvoir. Saïed, en valorisant un côté participatif, a fait approuver les grandes lignes de son projet en privilégiant une consultation nationale sans réelle audience sur un débat public, puis les a scellées dans une Constitution de son cru.
Rejet de toute idée de dialogue national
Dans les faits, la première étape de son action a été d’éradiquer tout ce qui a précédé. Élu parce qu’il apparaissait comme un homme nouveau auréolé d’une dimension messianique et indépendant des partis, lesquels s’étaient vainement succédé au pouvoir depuis la chute de Ben Ali, le président s’est vite transformé en combattant dont la mission consistait à débusquer les malfaisants qui, selon lui, gangrènent le pays.
Cette approche a clivé la population et instauré une atmosphère de suspicion malsaine, d’autant que l’hôte de Carthage rechigne à prendre en compte les avis divergents ou à tolérer la moindre opposition, et rejette systématiquement toute idée de dialogue national.
« On attendait de lui qu’il fédère les Tunisiens, il les a divisés en montrant peu de considération pour leur avis et leur diversité », résume l’un de ses anciens soutiens. La gestion de Saïed est celle de la mise à l’écart, dont les premières victimes ont été les corps intermédiaires.
Aujourd’hui, alors que l’échéance de son mandat approche, le constitutionnaliste ne pourra pas éviter d’être confronté à son bilan. Comment l’évaluer ? Certes, Kaïs Saïed a réorganisé la vie institutionnelle, faisant adopter une nouvelle Constitution dans laquelle le Parlement est désormais composé de deux chambres – contre une seule avant 2022 – qui ne constituent plus à proprement parler un pouvoir législatif autonome mais une simple « fonction » législative. Le gouvernement a pris le même chemin : il se contente maintenant d’exécuter les instructions d’un président qui détient seul tous les pouvoirs.
Bataille perdue contre l’inflation
Mais le bilan ne se résume pas à ces modifications institutionnelles. Lorsque le chef de l’État a été élu, plusieurs dossiers brûlants l’attendaient. Celui, par exemple, des nominations dans la fonction publique. En 2019, Kaïs Saïed assurait que des milliers d’embauches frauduleuses avaient été effectuées, ce qui allait justifier un contrôle approfondi des dossiers des fonctionnaires. Résultat de cette vaste croisade : sur des centaines de milliers de cas passés au crible, on a fait état de 2 700 dossiers présentant de possibles « anomalies » dont il convient encore de déterminer précisément la nature (et la gravité).
Plus sensible encore aux yeux de la population, l’inflation galopante, contre laquelle le président avait promis de mener une lutte implacable en faisant la chasse aux « spéculateurs » et en mettant en œuvre un nouveau modèle d’entreprises « communautaires ».
Là encore, aucune des mesures prises n’a empêché les prix de s’emballer, en particulier sur les biens de première nécessité, et les entreprises censées apporter une réponse au problème peinent à voir le jour. Kaïs Saïed pensait pourtant pouvoir accélérer le processus en s’appuyant sur la conciliation pénale, méthode consistant à contraindre les personnes ayant acquis des avantages ou détourné des fonds revenant à l’État à restituer les sommes, avec une amende à la clé, et à diriger l’argent ainsi collecté vers les régions qui en ont le plus besoin. Un mécanisme qui, dans les faits, s’est englué dans les dédales judiciaires.
Préexistante à l’arrivée à Carthage de Kaïs Saïed, la crise exogène et endogène a perduré, faisant virer au rouge les indicateurs. Ses conséquences auraient peut-être pu être atténuées si les réalités économiques et les contraintes internationales avaient été prises en compte, mais dans ces domaines aussi, il semble que le président ait fait peu de cas de l’avis de ses conseillers. À ses yeux, tous les échecs du pays sont dus à une intention de nuire à la Tunisie émanant de cabinets occultes aux ordres de puissances étrangères. Un point de vue aux relents complotistes qui a fini par fragiliser la position du pays, pourtant signataire de la plupart des chartes et traités internationaux.
Seule Giorgia Meloni trouve grâce à ses yeux
Ingérence, donc, tous les avis un tant soit peu critique sur l’état des droits de l’homme ou de la liberté de la presse en Tunisie, qu’ils émanent d’ONG, de la Commission de Venise ou du Parlement européen. Ingérence encore les analyses pessimistes des agences de notation. Ingérence toujours les conditions posées – très classiquement – par les institutions financières mondiales pour accorder prêts ou aides financières.
Seul partenaire échappant, visiblement, à cette accusation : l’Italie et sa présidente du Conseil issue de l’extrême droite, Giorgia Meloni, dont Kaïs Saïed semble accepter avec bienveillance les propositions de cogestion ou de collaboration sur la question du contrôle des flux migratoires.
Il est vrai que beaucoup de candidats à l’exil en Europe traversent la Tunisie et, parfois, y séjournent dans l’attente d’un moyen de traverser la Méditerranée, ce qui a fini par provoquer des tensions dans certaines régions du pays. Un problème auquel le président n’a apporté aucune réponse, sauf à considérer comme une initiative politique réfléchie les propos violemment hostiles aux migrants subsahariens tenus en février 2023, qui ont eu pour principal effet de creuser un fossé entre Tunis et nombre de capitales du continent.
Aujourd’hui, à quelques mois d’une présidentielle dont la date n’a toujours pas été annoncée officiellement et à laquelle personne ne s’est encore déclaré candidat, la tension semble maximale. Aux hommes d’affaires et opposants politiques déjà emprisonnés sont venus s’ajouter journalistes, avocats, militants associatifs et même patrons de fédérations sportives. Et tandis que les manifestations se succèdent dans les rues de Tunis, on a appris, le 16 mai au matin, le passage à tabac en détention de l’avocat Mehdi Zagrouba, placé en garde à vue pour avoir osé prendre la défense de sa consœur Sonia Dahmani, arrêtée quelques jours plus tôt.
Un signe de plus de ce qu’un nombre croissant d’observateurs analysent comme une longue et inexorable dérive autoritaire du régime. Et un triste démenti à une formule que Kaïs Saïed, depuis son élection, aime à répéter devant la presse tunisienne et internationale : « Comme l’a dit un jour le général de Gaulle, ce n’est pas à mon âge que je vais commencer une carrière de dictateur. »
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