« La vie d’Omar Blondin Diop est symptomatique des relations post-coloniales entre la France et l’Afrique »
Auteur d’une biographie d’Omar Blondin Diop, l’historien Florian Bobin revient sur les combats de ce militant sénégalais mort en prison sous Senghor et fait le lien avec l’engagement du Pastef d’Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye.
Jeune étudiant chercheur à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, Florian Bobin, 25 ans, a presque l’âge qu’avait son personnage fétiche, « l’étoile filante Omar Blondin Diop », lorsque celui-ci est mort sous les coups d’agents de l’administration pénitentiaire dans sa cellule du fort d’Estrées, cette prison située sur l’île de Gorée, au large de Dakar, où étaient alors placés à l’isolement les détenus politiques récalcitrants.
Le 11 mai, à l’occasion du 51e anniversaire de sa mort – maquillée en suicide par le régime de Léopold Sédar Senghor –, Florian Bobin a publié aux Éditions Jimsaan Cette si longue quête. Vie et mort d’Omar Blondin Diop. Dans ce livre de 288 pages, préfacé par Boubacar Boris Diop, il retrace la trajectoire météorique de ce normalien sénégalais, qui préparait l’agrégation de philosophie à l’École normale supérieure (ENS) de Saint-Cloud, en banlieue parisienne, tout en s’abreuvant aux théories révolutionnaires d’inspiration marxiste-léniniste, jusqu’à mettre le pied dans l’action directe avec certains de ses frères et ses camarades de lutte.
Né à Niamey, ayant passé une partie de sa jeunesse entre Dakar et la région parisienne, ami d’Antoine Gallimard, ayant tenu un rôle dans un film de Jean-Luc Godard, Omar Blondin Diop sera extradé de Bamako vers Dakar avant d’être condamné en 1972 pour « atteinte à la sûreté de l’État ». À la veille d’une visite du président sénégalais Léopold Sédar Senghor, les autorités maliennes venaient de découvrir sur lui un plan visant à faire évader ses compagnons de lutte incarcérés avant lui au Sénégal pour des actions de sabotage contre les intérêts français.
Étudiant-chercheur en histoire des modernités africaines à l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD) de Dakar, ville où il a passé son adolescence avant de revenir y vivre, Florian Bobin complète dans ce récent ouvrage l’anthologie des textes d’Omar Blondin Diop qu’il avait publiée en auto-édition 2023 : Nous voir nous-mêmes du dehors. Réflexions politiques (1967-1970). Disponible au Sénégal avant de l’être prochainement en Afrique de l’Ouest puis, en octobre, en France et à l’international, Cette si longue quête est sorti quatre jours avant la visite au Sénégal de Jean-Luc Mélenchon, le fondateur de La France insoumise, à l’invitation du Premier ministre Ousmane Sonko, lui-même fondateur des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef).
L’occasion, pour Florian Bobin, d’évoquer les fragments de filiation politique entre le jeune martyr des « années de plomb » et la mouvance politique radicale, à la fois souverainiste et décoloniale, qui a conquis le pouvoir en mars dernier.
Jeune Afrique : N’est-il pas surprenant de voir Jean-Luc Mélenchon et les députés de La France insoumise (LFI) qui l’accompagnaient à Dakar avoir, comme premier geste, la visite de l’ancienne demeure de Léopold Sédar Senghor, premier président du Sénégal indépendant mais aussi affidé de la Françafrique dont le régime avait réprimé durement les mouvements contestataires des années 1960 et 1970 ?
Florian Bobin : Je pense que cette symbolique s’ancre dans une lecture très française de Senghor et aussi dans le sillage de la plateforme politique LFI, qui diffère des mémoires postcoloniales du point de vue sénégalais. Politiquement, comme Jean-Luc Mélenchon l’a rappelé lors de cette visite, la France ne s’est pas honorée, à la mort de Senghor, en 2001, en ne dépêchant aucun représentant officiel à ses funérailles. Il a donc voulu laver cet affront fait à Senghor.
En termes de sillage idéologique, il y a deux concepts que manient Jean-Luc Mélenchon et les élus LFI depuis plusieurs années : c’est, d’une part, la « créolisation » face aux théories racistes du « grand remplacement » ; et, d’autre part, la « francophonie des peuples ». Autrement dit, l’idée que la politique étrangère de la France en Afrique ne doit plus passer par les armes ni par le cash, mais par la langue. Or, Senghor incarne ces deux versants-là.
Même si la créolisation n’est pas un terme qu’il utilisait, celui-ci est issu du mouvement de la négritude, dont il a porté un courant. Cette créolisation va d’ailleurs dans le sens de ce que lui-même a appelé, dans les années 1960, « la civilisation de l’universel ». Jean-Luc Mélenchon a quant à lui parlé à Dakar d’un « panhumanisme créole » pour évoquer cette pensée féconde du donner et du recevoir entre les civilisations prônée par Senghor.
Ancien ministre français, dans les années 1950, puis académicien dans les années 1980-1990, Senghor incarne cette passerelle entre la France et le Sénégal, son ancienne colonie, à travers la langue. Jean-Luc Mélenchon rappelle souvent que la langue appartient à ceux qui la parlent et que plus de la moitié des locuteurs francophones se trouvent aujourd’hui en Afrique. Ce qui est une lecture très française car l’usage du français est en baisse et que le sens de l’histoire va plutôt, en Afrique, vers une valorisation des langues nationales.
Pour LFI, l’héritage du penseur et du poète passe donc avant celui du premier président de la République du Sénégal indépendant, qui est beaucoup plus controversé.
Un déclic particulier est-il à l’origine de vos recherches sur la vie et la fin tragique d’Omar Blondin Diop ?
En 2018, le cinquantième anniversaire de Mai-68 a coïncidé avec le 45e anniversaire de sa mort. J’ai alors lu plusieurs articles évoquant Omar Blondin Diop, dont ceux parus dans Jeune Afrique. J’ai moi-même un parcours constitué de va-et-vient entre le Sénégal – où j’ai passé mon adolescence et où je réside – et la France, où j’ai été étudiant en histoire.
Il m’a semblé que la vie d’Omar Blondin Diop, par ce qu’elle incarne de cette époque, est symptomatique des relations post-coloniales entre la France et l’Afrique, tout en racontant une histoire peu connue sur la face sombre de la présidence de Léopold Sédar Senghor.
Au-delà du poète, il était en effet un chef d’État qui n’hésitait pas à réprimer ses opposants. À cheval entre les « années de feu » qui précèdent Mai-68 et les « années de plomb » du début des années 1970, avec un basculement de certains mouvements d’extrême gauche vers la lutte armée à travers le monde, l’histoire de ce jeune philosophe qui meurt dans les geôles d’un « président-poète » est un symbole qui m’a interpellé.
Comment ce jeune étudiant sénégalais brillant, qui a intégré en France la prestigieuse École normale supérieure, s’est-il retrouvé engagé de manière aussi intense dans cette ébullition politique très radicale ?
En 1968, Omar Blondin Diop réside déjà en France depuis près d’une dizaine d’années. Son père était un médecin dit « africain », formé à l’école de médecine de Dakar et jouissant du même savoir-faire qu’un médecin français mais pas avec le même statut. Il a donc décidé de reprendre ses études et de préparer une thèse de doctorat en France, où sa famille s’est installée au début des années 1960. Omar Blondin Diop a fait sa classe de troisième au lycée Montaigne, puis tout le secondaire ainsi que sa première année de prépa au lycée Louis-le-Grand et sa seconde année de prépa au lycée Claude-Monet avant d’être admis à l’ENS de Saint-Cloud. Sa famille, elle, repartira vivre au Sénégal en 1965.
Dès 1966, dans la résidence de Normale Sup’ où il est interne, se constituent les premiers réseaux de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJCML), autour du philosophe Louis Althusser qui introduit le maoïsme en France. Deux ans plus tard, on le retrouvera à Nanterre lors de la création du Mouvement du 22-mars, qui préfigure Mai-68.
Les questions liées à la négritude, à l’identité noire ou au panafricanisme sont-elles présentes dans son engagement de l’époque ?
Dès 1966-1967, il s’intéresse à l’histoire de Malcolm X, qui a été assassiné en 1965. C’est en 1966 qu’est fondé le parti des Black Panthers, lui-même en partie inspiré du maoïsme et de l’action directe. Jusqu’en 1968, Omar Blondin Diop est surtout ancré dans un militantisme français, européen, mais il porte dans ces rangs-là une parole anti-impérialiste – laquelle n’est pas partagée par tous – qui repose sur une forme d’altermondialisme de lutte en faveur du « tiers-monde ».
Puis, assez tôt, il va suivre le parcours des Black Panthers et des militants afro-américains. Dans l’après Mai-1968, il participera aussi aux réunions de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (Feanf), laquelle revendique, dans un monde postindépendance, la fin des structures impérialistes et celle du néocolonialisme. Il s’engage par ailleurs avec l’Association des étudiants sénégalais en France (AESF), dont certains militants, derrière Landing Savané, donneront naissance quelques années plus tard au parti And-Jëf.
Son engagement au moment des événements de Mai-68 lui vaudra d’être déclaré persona non grata en France…
À son retour d’un séjour estival au Sénégal, alors qu’il devait reprendre ses études à Normale Sup’, au terme desquelles il était censé passer l’agrégation de philosophie, il est refoulé de France à Bordeaux, d’où il devait poursuivre son voyage vers Paris. Il sera donc contraint de demeurer au Sénégal durant une année.
Là, Senghor intervient personnellement pour plaider sa cause…
Le père de Blondin voulait absolument que son fils retourne en France afin d’y passer l’agreg’. Il mobilisera pour cela les services de l’État sénégalais et adressera une lettre à Senghor en lui demandant de plaider en faveur de son fils afin d’obtenir la levée de la mesure d’expulsion. Ce dernier le fera sans tarder, dès novembre 1969, puis lors d’une visite à Paris, le mois suivant. La mesure d’expulsion sera levée un an plus tard, à l’automne 1970.
Pendant ce temps, devenu assistant de recherche à l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN), à Dakar, Omar Blondin Diop utilisera ce poste comme base d’activité professionnelle pour son engagement militant au sein du Mouvement de la jeunesse marxiste-léniniste (MJML) – qui sera l’embryon maoïste d’And-Jëf – mais aussi au sein de l’avant-garde artistique, incarnée par des figures comme Joe Ouakam et son laboratoire Agit’Art.
Depuis Dakar, il œuvre parallèlement à la conscientisation de ses jeunes frères et de certains de ses camarades. Puis bascule progressivement dans l’action directe…
Dans les termes de l’époque, il s’agit de « répondre à la violence réactionnaire par la violence révolutionnaire ». Senghor est alors dépeint comme un valet de l’impérialisme français; Pompidou en est le chef suprême. C’est ainsi que germe le projet, dans la perspective du voyage de Georges Pompidou à Dakar, en 1971, de démontrer par un incendie volontaire puis par un projet d’attentat [qui ne sera pas mis à exécution] la désapprobation du peuple sénégalais. Ces actions étaient censées constituer des coups d’éclat médiatiques, qui auraient contraint l’opinion nationale et internationale à regarder les conditions dans lesquelles vivent réellement les Sénégalais.
En janvier 1971, un groupe dans lequel sont engagés deux de ses frères incendie le Centre culturel français à Dakar, ainsi qu’une annexe du ministère des Travaux publics. Trois semaines plus tard, les camarades d’Omar Blondin Diop prévoient de commettre un attentat contre le cortège présidentiel mais sont arrêtés avant de pouvoir agir. Omar Blondin Diop est-il impliqué directement dans ces actions, alors qu’il se trouve en France ?
Non. Et je ne suis pas sûr qu’il les aurait avalisées. En revanche, il avait participé à une conscientisation politique de ces jeunes-là, notamment en leur transmettant toute une littérature révolutionnaire à la fois africaine et internationaliste provenant en particulier d’Amérique du Sud – des Tupamaros uruguayens au Brésilien Carlos Marighella, auteur d’un Manuel du guérillero urbain, mais aussi des États-Unis, avec les Black Panthers –, et au Sénégal, ses frères et camarades vont mettre ces préceptes en pratique.
Que revendiquent-ils au juste ? Contre quoi sont-ils en lutte dans le contexte sénégalais de l’époque ?
Ils se réclament de la lutte des classes, de la mise à mal des structures bourgeoises et du culte du chef ; ils revendiquent la démocratie populaire, dénoncent la gabegie, la corruption, la concussion… Et, bien sûr, ils considèrent que le Sénégal est alors une néocolonie française, qu’il faut décoloniser.
Toute proportion gardée, on retrouve aujourd’hui dans le souverainisme assumé de Pastef d’Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye certaines revendications qui font écho à celles que vous venez d’énumérer…
Il y a effectivement une certaine filiation mais on la retrouve davantage, selon moi, au sein du Frapp de Guy Marius Sagna [député au sein du groupe parlementaire Pastef] : le Front pour une révolution anti-impérialiste, populaire et panafricaine. Celui-ci revendique ouvertement l’héritage d’Omar Blondin Diop alors que Pastef s’inscrit plutôt dans celui de Mamadou Dia, l’ancien Premier ministre de Senghor qui sera condamné à perpétuité en 1963 après avoir été accusé de tentative de coup d’État.
D’ailleurs, le tout premier portrait affiché au siège du Frapp était celui d’Omar Blondin Diop. Puis ont suivi ceux de Cheikh Anta Diop, d’Amilcar Cabral, d’Aline Sitoé Diatta ou encore de Lamine Arfang Senghor, un militant anticolonialiste des années 1920.
Cela signifie-t-il que Pastef prend ses distances avec ce qu’incarnait Omar Blondin Diop ?
Peut-être la différence tient-elle à la question de l’exercice du pouvoir. Mamadou Dia l’a exercé pendant cinq ans, dont deux années dans un Sénégal nominalement indépendant. Omar Blondin Diop, lui, campe plutôt cette figure de l’intellectuel qui milite en même temps qu’il pense. Or, ce sont un peu les terrains sur lesquels naviguent respectivement Pastef et le Frapp : les premiers sont désormais au pouvoir ; les seconds s’inscrivent dans un activisme qui ouvre le champ des revendications. Ces derniers peuvent davantage se permettre de lancer des campagnes offensives, par exemple avec leur slogan « France dégage ! », qui seraient désormais plus délicates à assumer pour Pastef, en termes d’image. Le Frapp se positionne davantage sur des luttes de terrain au service des classes laborieuses ; et Pastef sur les enjeux de la gouvernance étatique.
Omar Blondin Diop incarne ce à quoi aspirent les militants du Frapp : il est un jeune d’une vingtaine d’années qui s’engage politiquement et avec une réflexion, une lecture critique du temps présent et des structures capitalistes et impérialistes.
De son côté, de Mamadou Dia à Omar Blondin Diop, en passant par la jeune Casamançaise Aline Sitoé Diatta, figure de la résistance à la colonisation française durant la Seconde Guerre mondiale, le Sénégal a-t-il suffisamment promu la mémoire de ses résistants et militants contestataires au destin souvent tragique ?
La preuve en est que l’une des premières mesures adoptées par Ousmane Sonko, une fois élu maire de Ziguinchor, en janvier 2022, a consisté à rebaptiser cinq rues de cette ville de la Casamance. Je pense donc qu’il mesure la portée de ce type de symboles ainsi que la filiation historique dans laquelle ils s’inscrivent.
On a également retrouvé cela dans les premiers discours de Bassirou Diomaye Faye, après sa libération de prison, quelques jours avant la présidentielle. Il a en effet rappelé qu’il est l’héritier de luttes passées, que d’autres ont lutté avant Pastef. Cela augure des réformes en matière d’éducation ou d’odonymie [les rues et espaces publics que l’on nomme pour honorer tel ou tel].
Aujourd’hui, la mémoire populaire sénégalaise – incarnée par les graffeurs et autres artistes comme par les manifestants – honore Omar Blondin Diop, Aline Sitoé Diatta ou Mamadou Dia. Ces figures de la résistance exilées, mortes en prison ou ostracisées sont déjà célébrées par la culture populaire.
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