« L’esclavage dans le monde musulman » : les nuances de douze siècles de traite

Dans un ouvrage à la fois dense et synthétique, l’historien tunisien M’hamed Oualdi prend à bras le corps cette question complexe. Et étudie les traumatismes contemporains qui en ont découlé.

M’hamed Oualdi, historien. © Princeton.

M’hamed Oualdi, historien. © Princeton.

Publié le 3 juillet 2024 Lecture : 4 minutes.

Avec l’ouvrage L’esclavage dans le monde musulman, publié aux éditions Amsterdam, l’historien M’hamed Oualdi, professeur à Sciences Po Paris et à Princeton aux États-Unis, entend « couper court aux inlassables polémiques qui entourent ce sujet prétendument tabou ».

L’agrégé d’histoire connaît son sujet, il a déjà publié deux livres et un projet de recherches sur l’esclavage dans le monde musulman. En 2011, Esclaves et maîtres, une étude sur les mamelouks, des serviteurs et esclaves d’origines européennes convertis à l’islam, au service des gouverneurs de la province ottomane de Tunis, du XVIe au XIXe siècle. Puis, en 2020, Un esclave entre les empires, qui porte sur le passage d’une tutelle ottomane à la colonisation française en Tunisie, basé sur la vie d’un des derniers mamelouks de Tunis, Husayn, entre le XIXe et le XXe siècle.

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Entre-temps, M’hamed Oualdi, a également publié un projet de recherches portant sur les récits d’esclaves (prisonniers blancs, esclaves noirs et serviteurs ottomans) à l’ère de l’abolition au XIXe siècle en Afrique du Nord.

Sa réflexion s’inscrit dans une dynamique d’intérêt grandissant sur la question dans l’ensemble du monde arabe (littérature, cinéma, travaux académiques ou encore musées). Ainsi, si la traite « islamique » est encore source de censures (liées à l’autoritarisme des régimes politiques régionaux) ou parfois négligée par les maisons d’édition et les médias, elle n’est pas un tabou.

Instrumentalisations idéologiques et politiques

Plus large mais toutefois très synthétique (237 pages), L’esclavage dans le monde musulman s’étend des premières traites, à la fin du VIIe siècle, aux traumatismes post-esclavage dans les sociétés arabes et musulmanes. Mais c’est surtout un travail d’historien, « une mise au point rigoureuse » et documentée pour en finir avec les fantasmes et autres instrumentalisations idéologiques et politiques.

Ainsi, M’hamed Oualdi, démontre que les clichés sur la « traite islamique » sont une manière « pour certaines plumes », de disculper l’esclavagisme européen (notamment la traite atlantique) en montrant du doigt « l’esclavagisme musulman ».

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Deux points précis viennent étayer la démonstration de l’historien. D’une part, la notion même de « traite orientale » ou de « traite islamique », qui englobe en réalité des traites disparates (les traites sahariennes, les traites en Afrique de l’Est sur les côtes swahilies, et les traites en Mer rouge), et qui invisibilise la traite des musulmans par d’autres musulmans (Berbères, Circassiens, Chiites) à l’intérieur des mondes musulmans mais également reliée à un trafic à l’échelle du globe.

Millions de victimes

Cette homogénéisation conduit à un second point : la fameuse bataille des chiffres entre la « traite islamique » (qui s’étale sur plus de douze siècles) et la traite atlantique (quatre siècles). L’historien français Olivier Grenouilleau avance le nombre de 17 millions de victimes de la traite orientale contre 12 millions d’esclaves victimes de la traite atlantique, tout en clamant vouloir éviter de tomber dans la « compétition mémorielle”, mais en laissant entendre tout de même qu’après tout, les Occidentaux sont moins mauvais que les Arabes.

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S’il y a bel et bien eu des millions de victimes de part et d’autre, les estimations précises sont difficilement possibles. À ce titre, M’hammed Oualdi souligne que le « trafic d’esclaves organisés par les Européens dans l’océan Indien » n’a jamais été ajouté à la traite atlantique.

Pour autant, l’auteur ne minimise pas la « traite orientale ». Avec nuances, il tend plutôt à montrer la complexité de cette traite et son hétérogénéité, issue de différents foyers régionaux, et encadrée de façon différente selon les systèmes politiques et sociologiques ainsi que d’après les écoles de pensées juridiques en islam.

Esclaves « blancs » et « racialisation »

M’hammed Oualdi recense également trois grandes figures d’esclaves dans les mondes musulmans : les domestiques, les concubines (ou les esclaves de cour) et les esclaves de la terre. C’est notamment parmi les « esclaves de cour » que l’on retrouve le plus d’Européen(e)s ou de Caucasien(e)s convertis à l’islam ayant intégré les harems ottomans ainsi que l’administration et l’appareil militaire (mamelouks).

Ceux-ci ont parfois connu des destins hors normes : une concubine devenue mère de sultan et sultane elle-même (Chajarat ed-Or, qui a régné sur l’Égypte et la Syrie au XIIIe siècle) ; ou encore les mamelouks devenus des sultans de l’Égypte médiévale. À travers cette typologie, M’hammed Oualdi s’interroge aussi sur les origines de la « racialisation », où les esclaves « blancs » – très minoritaires – se différencient des esclaves noirs, bien plus nombreux.

Tout en revenant longuement sur les processus d’abolition de l’esclavage, chez les musulmans comme chez les Européens (qui a nourri en partie leurs conquêtes impérialistes), l’historien étudie les traumatismes laissés par l’esclavage (et ses persistances) dans les sociétés arabo-musulmanes. Il établit un lien direct entre le racisme anti-noir contemporain et la traite esclavagiste. Et laisse entendre que celle-ci est l’une des sources de l’autoritarisme politique de la région. Passionnant, instructif et sans concessions.

L’esclavage dans le monde musulman, de M’hamed Oualdi, éditions Amsterdam, 256 pages, 19 euros

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