Cheveux crépus, pillages en mer, enfants soldats, prostitution… Quatre BD pour mieux comprendre le monde
De plus en plus de journalistes s’emparent du roman graphique pour développer de longs reportages dessinés. Une façon d’alerter sur des discriminations ou d’expliquer des sujets d’actualité.
• « Racines » : être blanche et afrodescendante
Sa mère est noire, son père est blanc et elle est née sur une île. Enfin, pas exactement. Sa mère est « cafrine », c’est-à-dire créole noire, son père est « yab », c’est-à-dire créole blanc, et son île, c’est La Réunion, département français situé à onze heures de vol de Paris, dans l’océan Indien. Elle, c’est Rose, peau blanche et cheveux crépus. Et cette question capillaire l’empêche de s’accepter depuis des années.
L’histoire de Rose est sans doute un peu celle de la dessinatrice, Lou Lubie, qui la raconte dans un roman graphique au joli titre : Racines, en référence tant aux cheveux qu’à l’origine et à l’histoire de celles et ceux qui naissent avec les cheveux crépus. Avec beaucoup d’humour, l’autrice explore toutes les questions relatives à la discrimination capillaire qui pèsent sur le quotidien des personnes concernées : lissage, tresses, produits, coût d’entretien, mais aussi, bien sûr, regard des autres, discrimination, voire racisme ou appropriation culturelle.
Parce que Rose est à la fois blanche et crépue, elle n’entre dans aucune case : « Et moi ? Qu’est-ce que je disais avec mes tresses ? Est-ce que j’essayais de raviver la tradition que la moitié de mes ancêtres avait volée à l’autre moitié ? Est-ce que je voulais une coiffure pratique qui puisse contenir ma dysmorphophobie ? Ou bien est-ce que je me cherchais une culture d’adoption, moi qui étais trop crépue pour être blanche, et trop blanche pour être noire ? » En 220 pages aussi vives que documentées, Lou Lubie fait le tour de la question. Et nous rassure : « Mi apèl Rose… Moin lé in kréol la réunion… é mon sové lé konyé. » (« Je m’appelle Rose, je suis créole réunionnaise, et mes cheveux sont crépus. »)
Racines, de Lou Lubie, Delcourt, 220 pages, 24,95 euros
• « Pillages » : les ravages de la pêche industrielle
Une flotte de chalutiers, une mer rouge sang. La couverture de Pillages, dessinée par Renan Coquin et scénarisée par Maxime de Lisle, donne le ton d’entrée de jeu. La première scène de l’œuvre poursuit dans la même ligne : on y voit un fonctionnaire béninois accepter un pot-de-vin d’un armateur chinois qui souhaite obtenir une licence de pêche. Par la suite, les auteurs nous embarquent avec Marius, jeune pêcheur qui tente de gagner sa vie grâce à la pêche traditionnelle, en pirogue, et avec l’équipage de L’Aboyeur, « navire de l’ONG Ocean Defender », qui chasse les braconniers dans le golfe de Guinée.
Inspiré par les actions de Sea Shepherd, qui embarque avec eux des officiers locaux pour aller contrôler des bateaux de pêche, Pillages mêle allègrement reportage et fiction pour mieux décrypter la manière dont les eaux africaines sont pillées par les grandes puissances économiques – Chine en tête – au mépris des lois et des accords internationaux. Dans le cours même du récit, les auteurs n’hésitent pas à proposer des doubles-pages purement informatives sur la pêche industrielle et les dégâts qu’elle provoque.
Porté par un dessin très personnel et très travaillé sur le plan de la couleur, Pillages n’est pas fait pour soigner l’écoanxiété. Mais comme l’écrit la militante Camille Étienne dans sa postface : « Voyez par vous-même. Finalement, dans cet angle mort se trouve pourtant la raison de notre existence. Sans océan, aucune vie sur Terre. Et comme il paraît que nous ne pouvons protéger que ce que nous aimons, et aimer que ce que nous connaissons, ce livre est de ceux qui nous permettent d’y mettre un peu de lumière. Qu’on puisse mieux voir ce qu’il nous reste de beau au nom duquel se battre. »
Pillages, de Maxime de Lisle et Renan Coquin, Delcourt / Encrages, 120 pages, 26,50 euros.
• « Mahar le lionceau », enfant soldat de l’État islamique
En 2021, la journaliste et réalisatrice Anne Poiret sortait un documentaire intitulé Enfants de Daech, les damnés de la guerre, sur l’histoire de ces fils et filles de combattants de l’État islamique. C’est en préparant ce film qu’elle a rencontré Mahar, dans un camp de déplacés. Mahar le lionceau ou l’enfance perdue des jeunes soldats de Daech raconte l’histoire de cet enfant, de son enlèvement, en 2014, alors qu’il n’a que 10 ans, à aujourd’hui.
Une histoire tragique parmi d’autres : « Daech aurait recruté jusqu’à 4 000 mineurs. Aujourd’hui, la plupart des “lionceaux du califat” sont morts, incarcérés par l’État irakien ou terrés dans les faubourgs des villes sunnites, inaccessibles à toute forme de réhabilitation. Restent les enfants yézidis, raptés et endoctrinés par l’État islamique. Formés dans des camps militaires, ils ont été utilisés sur tous les fronts et certains ont commis des attentats suicide. »
Avec pédagogie et sensibilité, Anne Poiret décrypte la fabrique des enfants soldats et raconte page après page les méthodes d’endoctrinement qui peuvent entraîner un jeune garçon à penser et agir contre les siens. Si le dessin de Lars Horneman trahit souvent une réalisation trop rapide, le terrible destin de Mahar, ses blessures tant physiques que morales, ses difficultés à s’en sortir offrent une allégorie puissante – et inquiétante – du sort de toute une région.
Mahar le lionceau ou l’enfance perdue des jeunes soldats de Daech, d’Anne Poiret et Lars Horneman, Delcourt / Encrages, 148 pages, 18,95 euros.
• « Le silence du Juju » : l’émancipation d’une ex-prostituée nigériane
Ils sont nombreux, les journalistes qui choisissent désormais de transformer leur reportage en bande dessinée. Avec Le silence du Juju, itinéraire d’une Nigériane, de la prostitution à l’émancipation, Armandine Penna raconte l’histoire de Faith, une jeune femme de l’État d’Edo recrutée par une filière de prostitution, ensorcelée et contrainte, après avoir émigré à rembourser une phénoménale « dette » de 40 000 euros en monnayant ses faveurs sur les trottoirs de Nantes (France).
« Ensorcelée », le thème peut paraître fort, mais l’influence des croyances et des religions sont au cœur du récit illustré par Diane Morel. Les trafiquants de chair humaine s’assurent en effet de leur ascendant sur les jeunes filles nigérianes en pratiquant, préalablement à leur départ pour l’Europe, une « cérémonie Juju » au cours de laquelle elles doivent manger le cœur d’un poulet blanc et boire une décoction d’alcool à 90° mélangée à leur sang menstruel et à leurs poils pubiens…
Une pratique qui, selon les autrices, est censée avoir cessé le 8 mars 2018 quand l’Oba de l’ancien royaume du Bénin Ewuare II a pris la décision de s’opposer publiquement à ces pratiques. « Je m’adresse aux hommes, femmes, native doctors [docteurs natifs], chiefs priests [prêtres en chef], quelle que soit leur puissance : toutes les personnes liées par vos serments doivent en être libérées, a-t-il déclaré ce jour-là. Retournez dans vos sanctuaires et déliez toutes les choses qui ont été prélevées du corps de ces enfants lors de la cérémonie du serment, puis jetez-les afin que cette malédiction ne les affecte pas. »
Le silence du Juju, itinéraire d’une Nigériane, de la prostitution à l’émancipation, d’Armandine Penna et Diane Morel, Éditions du Faubourg, 146 pages, 21 euros
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus – Culture
- Esclavage : en Guadeloupe, un nouveau souffle pour le Mémorial ACTe ?
- Janis Otsiemi et la cour de « Sa Majesté Oligui Nguema »
- Fally Ipupa : « Dans l’est de la RDC, on peut parler de massacres, de génocide »
- Pourquoi tous les Algériens ne verront pas le film sur Larbi Ben M’hidi
- Francophonie : où parle-t-on le plus français en Afrique ?