Mohamed El Baz, vers l’infini et au-delà
L’artiste plasticien marocain a passé toute sa vie à vouloir « bricoler l’incurable ». Une quête existentielle et métaphysique, à l’échelle de la Terre et de l’univers, qui laissera son empreinte.
Tout comme l’univers, l’œuvre de Mohamed El Baz était en expansion continuelle. Pour le cosmos, d’après la communauté scientifique, ce mouvement de vie pourrait prendre fin d’ici 3,7 milliards d’années ; pour l’artiste plasticien marocain âgé de 57 ans, il s’est arrêté dans la nuit du 25 au 26 mai, à Marrakech.
Le destin étant facétieux, sa dernière exposition, qui a eu lieu au début de l’année 2024 à la galerie d’art L’Atelier 21 à Casablanca, avait été intitulée « Ad Astra », une locution latine signifiant « Vers les étoiles ». Un titre inspiré du film américain réalisé par James Gray, sorti en 2019, dans lequel un fils traverse l’espace pour retrouver son père. Pour cette exposition, Mohamed El Baz s’est aussi nourri du recueil du poète Francis Ponge, Le Savon, écrit pendant l’occupation allemande en France, où cet objet du quotidien devient le point de départ d’une réflexion éthique et métaphysique.
L’une des œuvres de l’artiste marocain laisse entendre que les autres planètes du système solaire sont à portée de main, comme un morceau de savon. Une autre, simple photo de famille où tous les personnages ont le visage recouvert d’un masque africain (excepté l’artiste), rappelle « que chacun d’entre nous reste sans doute, comme le pensent nombre de philosophes, un atome perdu dans l’immensité de l’univers », ainsi que le souligne Olivier Rachet, agrégé de lettres modernes, dans les colonnes du magazine marocain d’art contemporain Diptyk.
L’intello qui savait se faire comprendre
Mohamed El Baz était un pur intellectuel, « intelligent » et avec un « goût excessif pour les choses de l’esprit », selon les deux définitions du Petit Robert. Mais ses œuvres, savant mélange d’arts graphiques, de photographies, de sculptures, d’installations plastiques et de vidéos 3D, pop et esthétiques, étaient d’une lisibilité quasi instinctive, promptes à allumer une ampoule dans n’importe quel cerveau. Sans doute parce que l’artiste était porté par un élan sincère et spontané, jamais dans la tendance mais toujours dans la bonne direction, selon la punchline empruntée au groupe de rap Scred Connexion.
Année 2011. En pleins Printemps arabes, Mohamed El Baz expose « Le festin nu » (titre d’un roman culte de William S. Burroughs), un regard fantasmé sur l’histoire de l’art (avec un focus sur les années 1960), où l’artiste se demande si l’art est un remède ou une arme de destruction pour le monde. Juillet 2012 : invité au Moussem culturel international d’Asilah (nord du Maroc), il peint sur un mur de la médina des têtes de mort sur lesquelles se juxtaposent les drapeaux des pays du Maghreb, vidées de leurs couleurs ; la fresque est agrémentée de microphones et d’un tapis berbère à moitié tondu.
Un an plus tard, en 2013, sa nouvelle exposition, « Never Basta », n’est autre qu’une fable sur les fameux événements socio-politiques de 2011, voulue comme une séance d’exorcisme pour libérer les maux. Et c’est bien là le sens de l’œuvre de Mohamed El Baz, « bricoler l’incurable », formule empruntée par l’artiste plasticien au philosophe Cioran dans Syllogisme de l’amertume. Au point de l’afficher dès 1993 lors de son exposition « Le Milieu du monde », au Centre régional d’art contemporain (Crac) de Sète (France). Un an avant, El Baz obtenait le diplôme supérieur d’expression plastique à l’École nationale supérieure de Paris. Quatre ans avant, en 1989, il sortait diplômé en arts plastiques de l’École régionale d’art de Dunkerque.
« Niquer la mort »
El Baz – comment peut-il en être autrement ? – était un artiste tourmenté et très sensible. « ‘Bricoler l’incurable’ annonce une fatalité issue d’une violence terrible, qui ne peut trouver de solution. L’incurable est inscrit dès le départ, qui n’en finit pas de se déployer », résume avec brio Le Portique, centre régional d’art contemporain du Havre (France). L’artiste, considéré comme l’un des plus brillants de sa génération, n’a eu de cesse de traiter le mal-être quotidien (existentiel, identitaire…) et d’interpeller ses contemporains sur les grands soubresauts de l’Histoire. À ce propos, il disait souvent : « Je construis quelque chose dont je ne connais pas le terme. C’est vertigineux. » Écorché vif mais farouchement vivant, drôle et bienveillant, El Baz a même songé à « Niquer la mort » (exposition de 2004). C’est finalement elle qui a fini par l’avoir, mais l’ensemble de son travail artistique demeurera un antidote pour contribuer à réparer les âmes et le monde.
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