L’industrie de l’aide est en crise d’identité
Conflits, changement climatique, surendettement, bouleversements géopolitiques : de multiples crises mettent à l’épreuve la viabilité de l’industrie de l’aide. Pour rester pertinents, les bailleurs traditionnels doivent se réinventer et donner plus de voix aux pays en développement et aux marchés émergents, selon Rabah Arezki.
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Rabah Arezki
Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) au sein du Centre d’études et de recherches sur le développement international (Cerdi). Chercheur associé à la Harvard’s Kennedy School.
Publié le 30 mai 2024 Lecture : 4 minutes.
La nouvelle géopolitique opposant des superpuissances économiques telles que les États-Unis, la Chine et l’Europe conduit à davantage de cas de politisation et même de militarisation de l’aide. En effet, dans une nouvelle forme de guerre froide, les superpuissances tentent activement de persuader les pays en développement de choisir un camp en offrant des avantages comme l’octroi d’une aide étrangère ou en brandissant la menace de sanctions.
La militarisation de l’aide est tristement illustrée dans le cas de la guerre entre Israël et le Hamas à Gaza, où de graves obstacles à la distribution de l’aide sur le territoire provoquent une famine. Une autre conséquence imprévue de la nouvelle géopolitique est l’érosion de la légitimité des institutions multilatérales, y compris celles de Bretton Woods, créées après la Seconde Guerre mondiale, rendant la conditionnalité associée à l’aide plus difficile.
Un système non soutenable
En même temps, l’industrie de l’aide devient plus réactive entraînant un déplacement de la composition de l’aide vers l’humanitaire. Cela est dû à l’intensification des conflits et des chocs climatiques. La nature plus réactive de l’aide est préoccupante, car celle dédiée aux objectifs structurels qui permettent de réduire en premier lieu la vulnérabilité aux chocs est moindre. À mesure que les chocs s’intensifient, les dommages causés augmenteront dans les pays bénéficiaires, et l’industrie de l’aide devra fournir encore plus d’aide humanitaire, rendant le système non soutenable.
Pourtant, il faut aider plus et mieux. Les bilans des pays en développement sont affectés par une dette croissante, y compris vis-à-vis du secteur privé et des créanciers non traditionnels comme la Chine, ce qui affecte ensuite le bilan des banques de développement, en particulier les banques régionales. Ces dernières sont priées d’étendre davantage leurs bilans, même si cela devait entraîner une dégradation de leur notation de crédit. Le changement de la composition de l’aide rend plus difficile sa restructuration.
La Chine est devenue le plus grand bailleur de fonds officiel, mais elle a été réticente à se coordonner avec d’autres créanciers pour faciliter la restructuration de la dette dans les pays en développement. Le Fonds monétaire international (FMI) a récemment annoncé qu’il réformerait sa politique de prêts aux pays ayant des arriérés de dette pour soutenir financièrement les pays dont la restructuration de la dette est retardée. Cela dit, une plus grande coopération sera nécessaire entre les bailleurs traditionnels et non traditionnels pour résoudre la crise de la dette dans les pays en développement.
Le problème de la dette est aggravé par la hausse des taux d’intérêt réels, qui rend l’emprunt encore plus coûteux pour les pays en développement. En plus de cela, la prime de risque de ces pays rend le coût du capital plus élevé. Cela survient à un moment où la demande de capital augmente en raison de la transition énergétique, qui nécessitera des investissements considérables. Il n’est pas surprenant que le rythme de la transition énergétique ait été beaucoup plus rapide dans les économies avancées et les grands marchés émergents, qui ont un accès plus facile aux marchés de capitaux pour financer leur transition.
Du carburant pour le secteur privé
Des études montrent que plus d’aide – et non moins – serait nécessaire pour catalyser le secteur privé dans les pays en développement. Depuis un certain temps, l’industrie de l’aide soutient que, compte tenu de l’état des finances publiques des pays bailleurs de fonds traditionnels, la mobilisation du secteur privé aiderait à résoudre le problème du financement des pays en développement. Mobiliser le secteur privé s’est avéré beaucoup plus difficile. Un dollar de prêt concessionnel dans le programme d’énergie solaire à grande échelle de la Société financière internationale (IFC) n’a permis de mobiliser que 30 cents d’investissement du secteur privé.
Mais que peut-on faire pour revitaliser l’industrie de l’aide ? La plupart des facteurs empêchant ses interventions sont hors de son contrôle. En effet, mettre fin aux guerres tout en mettant fin à la course aux armements et aux négociations relève de la responsabilité des dirigeants politiques. Il en va de même pour les négociations internationales sur le climat, qui relèvent en fin de compte des dirigeants politiques. Ces agences de pays bailleurs de fonds doivent cependant faire entendre leur voix et indiquer clairement qu’aucune quantité d’aide ne peut annuler les effets dévastateurs des guerres ou des catastrophes climatiques.
Ce que les bailleurs peuvent faire, c’est ne plus se concentrer exclusivement sur le « volume » des prêts et se recentrer sur « l’impact ». Les structures incitatives des banques de développement doivent être modifiées pour récompenser l’innovation dans le domaine du financement mixte et de la mobilisation du secteur privé, et s’éloigner des prêts classiques. Cela aiderait à générer plus de retombées pour leurs bénéficiaires ultimes, qui sont les citoyens des pays en développement.
La réforme des institutions de Bretton Woods doit aller bien plus loin que ce qui est envisagé par les principaux actionnaires, y compris la feuille de route actuelle de l’évolution de la Banque mondiale. Il est nécessaire d’arrêter l’érosion de la légitimité des institutions de Bretton Woods et de réformer leur gouvernance pour donner une représentation plus équitable aux pays en développement et aux marchés émergents. Cela éviterait la fragmentation supplémentaire de l’architecture de l’aide au développement entre les pays du Nord et ceux du Sud et rendrait l’aide plus adaptée au XXIe siècle.
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