« Certains savoir-faire disparaissent »… Comment sauver la céramique tunisienne
En Tunisie, cet artisanat millénaire continue de faire vivre un écosystème basé principalement à Nabeul. Mais il peine à être valorisé et développé, beaucoup n’arrivant pas à transmettre cet héritage à leurs enfants.
Dans le quartier dit « des djerbiens » de Nabeul (sud-est de la Tunisie), jarres, amphores, tirelires et darboukas sèchent au soleil devant chaque atelier. Ici, comme en témoignent les déchets de poterie qui jonchent le sol, tout est dédié aux artisans de la céramique. Les traces de fumée sur les murs de briques rouges marquent l’empreinte des fours à bois qui charbonnent au quotidien.
Entre les céramiques encore « chawat », c’est-à-dire à l’état brut de terre cuite, les artisans s’activent, chacun à leur tâche, comme les tourneurs, ces maîtres de l’argile qui donnent la forme de la future céramique. « C’est un métier qui se transmet de père en fils et qui repose sur une grande agilité des mains », explique Mohamed Hachicha, directeur du Centre national de la céramique d’art Sidi Kacem Jelizi, à Tunis.
Cet artiste passionné vient observer les artisans de Nabeul un jour par semaine depuis des décennies. « On peut toujours apprendre dans la céramique, mais c’est un art dans lequel peu d’artisans révèlent leurs secrets. C’est en les regardant que l’on comprend leurs astuces, leurs méthodes », détaille-t-il. Secret bien gardé, la céramique du Cap-bon est riche d’une histoire millénaire et de multiples influences, hafsides, ottomanes, italiennes, mauresques, andalouses. « Mais aujourd’hui, à Nabeul, où s’est développée la céramique artistique, l’absence de transmission hors des familles d’artisans fait que certaines pratiques et savoir-faire disparaissent », déplore Mohamed Hachicha.
Un secteur encore rentable mais pas pour tous
Avec la hausse du coût des matériaux, de l’énergie et du gaz, et les crises du secteur touristique qu’a connues le pays après la révolution, beaucoup d’artisans ont troqué leurs outils pour se reconvertir. « C’est un métier qui n’est pas rentable quand vous vous occupez de toute la chaîne de production, car, avec l’augmentation des coûts, il faut arriver à gérer sans arrêt les imprévus et les coups durs », souligne Mohamed Hachicha.
Le secteur emploie près de 5 000 artisans, répartis en majorité dans le centre-ville de Nabeul et dans le quartier des djerbiens. Parmi ceux qui s’en sortent le mieux, les sous-traitants indépendants, « comme les tourneurs, qui gagnent bien leur vie vu qu’il y en a de moins en moins et qu’ils sont très demandés ». Et, parfois, les ateliers qui ont su s’adapter, à l’image de Poterie Slama, qui possède son usine et son show-room à quelques mètres des fours à bois.
Dans l’arrière-boutique, des centaines d’employés s’activent sur différentes machines, au cours d’un « processus semi-artisanal », selon les termes de Mohamed Hachicha. Grâce aux moulages et à des machines de coupes industrielles, le processus de création s’est mécanisée mais les finitions sont faites main, par des ouvriers qui se spécialisent chacun dans une tâche : décoration, couleurs, émail. « Nous avons su nous développer grâce à une diversification de l’offre », affirme Mohamed Khalil Slama, l’un des héritiers de la maison en charge du développement. « Nous nous adaptons aux demandes du marché, aux différents motifs et couleurs demandés, aux tendances, tout en essayant de conserver les étapes artisanales de production », ajoute-t-il.
Autre atout du secteur, la céramique tunisienne s’exporte très bien, comme le confirme Mohamed Khalil Slama, qui vend aussi beaucoup sur le marché tunisien. « Depuis quelques années, les clients locaux reviennent aussi vers le made in Tunisia. Beaucoup sont friands de services en céramique tunisienne pour les tables du ramadan ou pour les trousseaux de mariage », renchérit le commerçant.
Manque d’authenticité et de technicité
Si Mohamed Khalil Slama arrive à produire et vendre, l’argile que son entreprise utilise n’est plus à 100 % tunisienne. Avec la fermeture partielle des carrières de la région de Tabarka, au nord, beaucoup d’ateliers travaillent avec de la matière importée du Portugal ou d’Italie.
Certains créateurs se sont focalisés sur une niche pour se maintenir à flot, tel Mohamed Jemaa, décorateur et vendeur du centre-ville de Nabeul. Il a abandonné certaines étapes de la production pour n’offrir que le service de décoration, mais il s’inquiète pour l’avenir de sa maison. « Mes enfants sont tous à l’étranger et pratiquent d’autres métiers. Je ne peux pas espérer leur transmettre mon héritage. De plus, trouver de la main d’œuvre qualifiée paraît de plus en plus difficile », soupire-t-il. La ville dispose pourtant d’un centre spécialisé, le Centre des arts du feu, et la céramique est enseignée à l’école des Beaux-arts. « Mais l’apprentissage reste essentiellement théorique et beaucoup d’étudiants sortent avec leur diplôme en poche, pensant pouvoir se mettre à leur compte alors qu’ils n’ont ni les outils pour être entrepreneurs, ni suffisamment de savoir technique », analyse Mohamed Hachicha.
Si les designers et les marques se multiplient depuis dix ans grâce aux clusters et aux programmes de développement financés par des bailleurs étrangers, la céramique tunisienne reste en quête d’une identité propre. « Pendant plusieurs décennies, nous nous sommes un peu perdus avec la demande touristique et l’aspect industriel. Aujourd’hui, peu de clients savent faire la différence entre une céramique tunisienne et une poterie aux motifs génériques », renchérit Mohamed Hachicha.
Même discours chez Zoubeir Bichiou, à Nabeul, dont la maison, Dar Founoun, est spécialisée dans le carreau fait-main. « Dans les palais de la Medina, on peut voir le cachet de la céramique tunisienne sur les revêtements, la faïence des murs et des sols. Mais dans les hôtels, très peu valorisent ce cachet et beaucoup préfèrent des carreaux industriels, alors que c’est l’ancien qui séduit le plus les touristes », commente cet artisan. Lui-même arrive toujours à exporter près de 60 % de sa production grâce aux précieux cahiers de son grand-père, où sont dessinés tous les motifs des carreaux de céramique, certains à la valeur historique et patrimoniale inestimable.
Aucun musée dédié
Faute d’un musée national et d’une valorisation suffisante, la céramique tunisienne se perd dans la diversité de l’offre. « La plus belle et ancienne céramique, vous la trouvez malheureusement en vente sur Ebay », déplore Sihem Lamine, coauteur de l’ouvrage Crafted in the land of potters (2023), un livre qui répertorie et expose la collection d’un passionné, Hamida Ben Gacem. « En collectionnant les céramiques qu’il chinait à droite à gauche, cet homme a voulu à la fois faire un geste d’utilité publique pour son pays mais aussi sauvegarder un patrimoine, explique Sihem Lamine. Nous ne disposons pas d’un réel inventaire de la céramique publié par les musées. »
Si de nombreux livres et catalogues ont été écrits sur l’histoire de la céramique et les différentes familles qui ont maîtrisé la poterie dite « artistique », le pays manque encore d’un répertoire d’envergure, « qui couvrirait aussi la richesse de la céramique phénicienne et romaine et même celle remontant au néolithique », selon Sihem Lamine.
Malgré les différents problèmes auquel il est confronté, l’art de la céramique fait encore beaucoup d’émules. Dans le centre Sidi Kacem Jelizi dans la Medina de Tunis, au sein d’un mausolée datant du XVe siècle et qui porte le nom de l’un des pères de la céramique tunisienne, le fabricant du « zellige » Mohamed Hachicha, le directeur accueille quotidiennement des apprenants férus de céramique. « C’est grâce à Sidi Kacem, dont la famille avait un héritage andalou et venait de Fès, au Maroc, que nous avons eu l’apport des motifs bleus et blancs dans la céramique, pendant la période hafside, explique le directeur. Aujourd’hui, des siècles plus tard, des Tunisiens viennent encore apprendre cet art dans ce lieu historique et symbolique. »
Depuis la période de la pandémie et le besoin de se recentrer vers des activités manuelles, bénéfiques pour la santé mentale, le centre a vu le nombre de ses adhérents augmenter. « Et nous formons même des amateurs qui deviennent ensuite des professionnels et ouvrent leur propre boutique », ajoute Mohamed Hachicha. Si cette ferveur créative ne restitue pas toute l’authenticité de la céramique tunisienne, l’essentiel, à ses yeux, reste « la survie de cet artisanat grâce à des passionnés ». Comme le disent les céramistes, à force de trop la maltraiter, « l’argile sent lorsqu’on la trompe » et celui qui la profane peut perdre son art.
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