La guerre de Charr Baba (1644-1674), socle de l’identité nationale en Mauritanie

Lorsque la Mauritanie a accédé à l’indépendance, il lui a fallu, face à des voisins qui doutaient de son existence comme nation, démontrer qu’elle avait bien une identité bâtie sur une histoire et un événement fondateur : la guerre de Charr Baba. Retour sur cet épisode, à l’heure où le pays s’apprête à voter à l’élection présidentielle du 29 juin.

Une gravure du XVIIe siècle représentant des Zenega (ou Sanhaja). © Science Photo Library / akg-images

Une gravure du XVIIe siècle représentant des Zenega (ou Sanhaja). © Science Photo Library / akg-images

Publié le 22 juin 2024 Lecture : 6 minutes.

Le 28 novembre 1960, la Mauritanie accède à son indépendance. À l’époque, ni le Maroc, ni la Tunisie, ni la Libye, les trois pays indépendants du Maghreb, et encore moins la Ligue arabe, ne sont prêts à la reconnaitre. Et le problème se pose à nouveau lorsqu’un an plus tard, elle souhaite rejoindre l’ONU. Rabat, notamment, soutient la thèse d’une Mauritanie qui n’est qu’une simple région du Grand Maroc. Mais les Mauritaniens résistent et, pour démontrer l’existence d’une identité propre, vont rédiger de A à Z un récit national pour fédérer leur nation mauritanienne à construire.

Depuis les invasions arabes puis l’islamisation du Sahara, autour du XIe siècle de notre ère, la religion de Muhammad est le dénominateur commun des tribus, qu’elles soient maures, berbères ou africaines. Ce qui constitue déjà un élément de l’identité du pays. Dans la Constitution du 22 mars 1959, soit un an avant l’indépendance, il est donc stipulé, concomitamment à l’islam comme religion d’État, que l’arabe est la langue nationale, et que le français est la langue officielle.

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Moktar Ould Daddah, le père de la nation

La dénomination complète du pays est celle de « République islamique de Mauritanie ». Ce n’est pas suffisant. Son premier président, Moktar Ould Daddah (1960-1978), qui a également été le premier bachelier et le premier licencié du pays, comprend très vite qu’il faut à tout prix coaguler le sentiment national autour d’un récit des origines, et que celui-ci doit être spécifique à la Mauritanie. Islamité et arabité étant le fonds commun de tout le Maghreb et du Machrek, et une partie des Mauritaniens ne s’y retrouvant pas, il faut plus.

Dans ce but, Moktar Ould Daddah – convaincu que seul un parti d’État peut forger un nationalisme mauritanien – met en place un parti unique, le Parti du peuple  mauritanien. « Pendant une vingtaine d’année (1958-1977) Daddah a tenu le pouvoir politique en Mauritanie et tenté d’édifier un État moderne… Il a voulu faire naître une conscience nationale et a réussi à développer une économie », met en exergue l’historienne Geneviève Désiré-Vuillemin.

Mais une nation a aussi besoin de symboles forts qui s’ancrent dans le passé pour se forger un avenir commun. Paradoxalement, c’est sur une guerre ethnique vieille de plus de 350 ans que l’État mauritanien va construire son roman national : la guerre de Charr Baba ou «  guerre de trente ans » (1644-1674).

Des Berbères, des Africains noirs et des Arabes

Mais pour comprendre l’origine de ce conflit et la nature des forces en présence, il faut opérer un retour en arrière, quelques siècles plus tôt, lors des invasions arabes. En ce temps-là, la géographie sociale de la Mauritanie est prise en étau entre les nomades berbères venus du Nord, c’est-à-dire du Maghreb, et les agriculteurs sédentaires africains venus du Sud, notamment du Sénégal. Deux dynamiques sociales opposées qui, à un moment où l’autre de l’histoire, entrent en collision.

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À cette cartographie ethnique s’ajoutent, à partir du XIe siècle, des invasions arabes. Celle des Banu Hassan, puis des Banu Maqil. L’introduction du chameau dans le Sahara va permettre au fil des siècles aux tribus berbères (principalement les Zenata et les Sanhaja), désormais islamisées, d’avoir l’ascendant sur les cultivateurs noirs. Ce nomadisme se traduit également par une poussée démographique engendrant de nouvelles migrations. « Entre le XVe et le XVIIe siècle, l’avancée des Hassan remuants et agressifs a provoqué une onde de choc dans les tribus sanhaja qui occupaient les bons pâturages du Zemmour et du Tiris », évoque de nouveau Désiré-Vuillemin.

Les Banu Hassan vont ainsi, doucement, grignoter des territoires vers le Sud. Au XVIe siècle, ils sont en vue du fleuve Sénégal et vont créer les émirats du Trarza et du Brakna. « Sur les rives du fleuve, ils se heurtèrent aux Peuls et aux Toucouleurs du Tekrour qui en repoussèrent une partie vers le Hodh (sud-ouest de la Mauritanie) et jusque dans l’Azawad (Mali, Niger) où ils furent arrêtés par les Touareg. L’Ouest saharien était prêt pour la grande confrontation », raconte le journaliste Bernard Nantet dans son ouvrage Le Sahara, histoire, guerres et conquêtes.

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Attention toutefois aux lectures simplistes qui ne verraient dans la guerre de Baba qu’un conflit opposant Arabes et Berbères. La vérité est toujours plus nuancée et la guerre voit des tribus arabes affronter des tribus berbères… Elles-mêmes alliées à d’autres tribus arabes et berbères. Une subtilité que la pensée politique contemporaine mauritanienne a simplifié jusqu’à la caricature en « Arabes versus Berbères ». Pour l’essentiel, la guerre de trente ans voit se dresser les Hassan contre les Zouaiya. Ces derniers sont essentiellement des tribus Sanhaja. D’autres tribus berbères, telles les Idaw Ali de Chinguetti, vont volontairement se tenir à l’écart des combats.

Les Zouaiya considèrent, à juste titre, que leur présence est antérieure à celle des Arabes Hassan. Que pâturage, puisage et chasse leur reviennent de droit. A contrario « [les] Hassan, souvent ignares, plus musulmans de nom que de cœur, chez lesquels la force fonde le droit, n’imaginent même pas de changer une longue tradition de nomadisme guerrier et pillard – le pillage étant considéré comme un sport noble et non pas comme un vol. Aux yeux des Hassan, ceux qui ne sont pas capables de défendre leurs biens ne sont pas dignes de les garder », esquisse Désiré-Vuillemin.

Les Zouaiya refusant de payer un quelconque tribut aux Hassan, le face-à-face est inévitable, chacun jouant sa propre survie. Quand bien même les Zouaiya sont plus nombreux, et que la dynamique guerrière est dans un premier temps de leur côté grâce à la baraka d’un marabout, Nasr-al-Din, ces derniers, après la disparition de l’imam, se feront vassaliser par les Hassan. « La guerre de Charr Baba se termina par l’écrasement des Zouaiya à Ten Yefdad (1614). Les vainqueurs se partagèrent les vaincus qui gardèrent la liberté mais devinrent leurs tributaires, furent désarmés et durent payer la protection de leurs suzerains », explique un collectif d’historiens dans un ouvrage collectif, Introduction à la Mauritanie.

Une société à deux – ou trois ? – faces

Le conflit aura un impact profond et durable sur la configuration sociologique de la Mauritanie. À sa suite, la société se subdivise en deux grands ensembles. Les Hassan ont le monopole militaire, ils s’adonneront à la conquête et à l’enrichissement. L’historien Bernard Lugan le note dans son Histoire du Sahel : « La guerre de Charr Baba permit aux Beni Hassan de faire sauter le verrou berbère qui leur fermait l’accès au bilad al-sudan, à son or et ses esclaves ». Quant aux Zaouiya, ils se claquemurent dans une vie religieuse et maraboutique. Un aspect à deux-faces de la Mauritanie qui va perdurer jusqu’à l’arrivée des Français.

Mais il ne faut pas oublier les Zenaga, l’autre groupe berbère. Dans son ouvrage Le Wâsît : tableau de la Mauritanie au XX ème siècle, le diplomate et écrivain mauritanien Ahmed Baba Miské (1935-2016) dépeint une société à trois faces. « Pour donner une idée du rôle de ces trois groupes (Zawayas, Ban Hassanes et Aznagha), on pourrait comparer (d’une manière très approximative sous de nombreuses réserves) cette société à celle de la France au Moyen Âge. Le rôle des seigneurs féodaux était joué par les guerriers, (tout au moins, les grandes familles guerrières), celui du clergé par les lettrés et celui des serfs par les tributaires ». Pas étonnant, dès lors, que les tribus Zaouiya se soient montrées sensibles au message protectoral de la France et l’aient souvent accompagnée dans son exercice de soumission des tribus maures.

C’est fort probablement cette cartographie sociétale et ce roman national opposant, de façon erronée, Arabes et Berbères qui, en 1989, a exacerbé les clivages entre « noirs » et « blancs », au point de déboucher sur un conflit de deux ans avec le Sénégal.

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