Un homme contemple les membres découpés de sa fillette de cinq ans, au Congo, en 1904. © Alice Harris/John Hobbis Harris/Domaine Public.
Un homme contemple les membres découpés de sa fillette de cinq ans, au Congo, en 1904. © Alice Harris/John Hobbis Harris/Domaine Public.

Photographie : 1904, l’horreur de la colonisation du Congo dans l’objectif de la missionnaire Alice Seeley Harris

Chaque semaine en juillet et en août, Jeune Afrique vous présente une photographie iconique. Aujourd’hui, ce père désespéré qui regarde le pied et la main de sa fille de cinq ans, tranchés par des gardes de l’Anglo-Belgian India Rubber Company.
NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 6 juillet 2024 Lecture : 3 minutes.

Nelson Mandela entouré de photographes dans sa maison de Soweto, le 15 février 1990, à Johannesburg. © Georges MERILLON/GAMMA-RAPHO.
Issu de la série

Cent ans d’Afrique en huit photos symboliques

Jeune Afrique vous propose, tout au long de l’été, de prendre chaque samedi le temps de décrypter une image iconique de l’histoire du continent.

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CENT ANS D’AFRIQUE EN HUIT PHOTOS SYMBOLIQUES (1/8) – 14 mai 1904, Baringa, État indépendant du Congo, propriété personnelle du roi belge Leopold II depuis la Conférence de Berlin de 1885. Arrivée en 1898 dans la région, la missionnaire baptiste Alice Seeley Harris (1870-1970) habite là avec son mari, John, non loin de la ville de Basankusu, dans le bassin de la Lopori et de la Maringa – où l’Anglo-Belgian India Rubber Company (Abir) dispose d’une vaste concession d’exploitation.

Alice Seeley Harris est ici pour « évangéliser » les populations, notamment par le biais de l’enseignement. Mais elle est aussi photographe et dispose d’un petit Brownie Kodak avec lequel elle documente ce qu’il se passe autour d’elle. Et ce matin du 14 mai, deux garçons viennent annoncer qu’il y a eu un massacre du côté de Wala et que deux hommes sont en route vers la mission avec des preuves. Quand ils arrivent, l’un des deux hommes – il s’appelle Nsala – tient un petit paquet de feuilles. Lorsqu’il l’ouvre, Alice Seeley Harris découvre avec horreur la main et le pied de la fille de Nsala, Boali, 5 ans.

Un homme contemple les membres découpés de sa fillette de cinq ans, au Congo, en 1904. © Alice Harris/John Hobbis Harris/Domaine Public.

Un homme contemple les membres découpés de sa fillette de cinq ans, au Congo, en 1904. © Alice Harris/John Hobbis Harris/Domaine Public.

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Le pasteur Stannard, autre missionnaire qui se trouve là à ce moment, racontera plus tard : « C’était un spectacle affreux. À l’heure où j’écris ces lignes, je ressens encore le frisson d’horreur qui m’a parcouru devant le regard de ce père accablé par le désespoir. » Alice Seeley Harris, elle, demande à Nsala de poser à l’entrée de sa maison, sur le parvis de sa véranda, avec, devant lui, les preuves de ce que les siens ont subi.

L’enfer de la récolte du caoutchouc

Que s’est-il passé ? Dans cette région d’Afrique longtemps exploitée pour l’ivoire de ses éléphants, on récolte désormais le caoutchouc, ingrédient essentiel pour la fabrication des pneumatiques. Mais les rendements ont baissé, en partie à cause de la surexploitation, en partie en raison des conditions atroces imposées aux populations locales dont l’Abir exige des quotas de production toujours plus élevés.

Pour convaincre les travailleurs récalcitrants, il arrive que les gardes de l’ABIR prennent des familles entières en otages. L’usage de la chicotte ou de la machette est monnaie courante. Et c’est ce qu’il s’est passé dans le village de Wala, en mai 1904. Plus de 80 de ses habitants ont été assassinés par des gardes de l’Abir. Parmi eux, Boali et Bonginganoa, la fille et la femme de Nsala.

La première légende de l’image prise par Alice Seeley Harris dit ceci : « Nsala de Wala dans le district de Nsongo (concession de l’Abir). Nsala assis avec la main et le pied de sa petite fille de cinq ans – tout ce qu’il reste du festin cannibale des gardes armés du caoutchouc. Les gardes ont tué sa femme, sa fille et un fils, ont découpé les corps, les ont fait cuire et les ont mangés. »

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Cette version impliquant l’anthropophagie sera reprise par Judy Pollard Smith dans un roman Don’t call me lady : the journey of Lady Alice Seeley Harris (AbbottPress, 2014). On lira néanmoins plus souvent la légende suivante sous l’image choc : « Un père regarde les mains de sa fille de cinq, coupées pour ne pas avoir assez récolté de caoutchouc. »

Dénoncer les pratiques des hommes de Leopold II

Quoiqu’absolument atroce, cette photographie sera très largement diffusée et utilisée pour faire connaître à travers le monde les pratiques des hommes de Leopold II au Congo. Elle sera notamment publiée par le journaliste anglais Edmund Dene Morel, fondateur de l’Association pour la Réforme du Congo, dans ses livres King Leopold’s rule in Africa et Red Rubber. Elle sera aussi largement diffusée dans la presse. En 1906, les Harris effectueront une tournée de conférence aux États-Unis pour sensibiliser l’opinion internationale sur le sujet. L’image originale fait partie du fond documentaire de l’ONG britannique Anti-Slavery International.

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Plusieurs livres parus récemment reviennent sur cette période de sinistre mémoire : Il pleut des mains sur le Congo (Magellan et Cie, 2015), de l’auteur et éditeur Marc Wiltz ; Notre royaume n’est pas de ce monde (Albin Michel, 2022) de Jennifer Richard ; ou encore Roger, Héros, traître et sodomite (Fayard, 2021), du journaliste François Reynaert sur l’histoire extraordinaire de Roger Casement, allié de Morel au sein de l’Association pour la réforme du Congo.

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