Maroc, Algérie, Tunisie… Quand le prix du pain met le feu aux poudres

Repas traditionnel du pauvre, le pain – et l’évolution de son prix – est un bon indicateur du niveau du pouvoir d’achat un peu partout dans le monde. Au Maghreb et en Égypte, les pouvoirs publics n’hésitent donc pas à le subventionner et mènent une véritable « politique du pain ».

Un homme brandit du pain lors d’une manifestation devant le bureau du Premier ministre du gouvernement d’union nationale et éphémère président par intérim tunisien Mohamed Ghannouchi, le 23 janvier 2011, à Tunis. © MARTIN BUREAU/AFP

Un homme brandit du pain lors d’une manifestation devant le bureau du Premier ministre du gouvernement d’union nationale et éphémère président par intérim tunisien Mohamed Ghannouchi, le 23 janvier 2011, à Tunis. © MARTIN BUREAU/AFP

Publié le 18 juin 2024 Lecture : 6 minutes.

Le pain, c’est une vieille histoire, un peu comme le monde ! Pour les préhistoriens, il remonte au Néolithique et joue un rôle prépondérant dans la sédentarisation de l’Homo sapiens. Car qui dit pain dit forcément maîtrise de l’agriculture, qu’il s’agisse de faire pousser du blé, de l’orge, du millet, de l’épeautre…

Dans l’Antiquité, la locution latine « panem et circenses » (« du pain et des jeux ») suffit à dépeindre l’importance du pain dans l’Imperium Romanum, la première puissance militaire du monde à l’époque. « Les céréales, blé et orge surtout, sont de vieilles cultures méditerranéennes. La production prend appui sur trois grandes régions, les traditionnels « greniers » de l’Antiquité. L’Égypte d’abord […], la Syrie […], l’Afrique du Nord, Ifriqiya en tête, notamment par les régions de plaine de la Medjerda […]. On trouve aussi le blé et l’orge au Maghreb central et occidental, dans les régions de Constantine, et de Sétif, sur la côte atlantique et dans les hautes plaines du Maroc », rappelle l’historien Maurice Lombard dans son ouvrage L’Islam dans sa première grandeur.

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Dès le Moyen Âge, que ce soit à Paris, à Bagdad ou à Fès, les autorités l’ont compris : augmenter le prix du pain, c’est ouvrir la porte au soulèvement et à l’insécurité dans les villes et les campagnes. Et aujourd’hui encore, de l’Égypte au Maroc, la donne est presque identique. Les manifestants du « Printemps arabe » ne scandaient-ils pas en chœur et en clair « Pain, liberté, dignité » ?

Quand l’Égypte a faim…

Pays particulièrement emblématique de cette situation, l’Égypte et son « pain baladi ». Il faut dire que c’est sur les bords du Nil que le pain au levain est né, vers -4000 ou -5000 avant notre ère. Depuis, les Égyptiens en consomment allègrement, atteignant plus du double de la moyenne mondiale. Problème : le pays des pyramides n’est plus ce « grenier » qu’il était dans l’Antiquité. Le Caire doit importer du blé – 10 millions de tonnes par an – et est donc suspendu aux prix du marché mondial.

Dans ce contexte, l’éclatement de la guerre entre l’Ukraine et la Russie en 2022 fut une très mauvaise nouvelle pour le pays. Avant celle-ci, les subventions sur le pain représentaient 3 milliards d’euros annuel. Et si la flambée du cours des céréales a plombé le budget de l’État, celui-ci reste réticent à réduire le montant des subventions. Les autorités se souviennent des effets de la hausse du prix du pain en 2011, à la veille des « Printemps arabes », mais aussi de celle survenue en 1977 sous Anouar el-Sadate. Le pays avait alors connu plusieurs jours d’émeutes, l’armée avait fait feu sur la foule et un couvre-feu avait dû être instauré pour la première fois depuis 1952, le tout avec un bilan très lourd : 43 morts et plus de 600 blessés. Sadate était finalement revenu en arrière en baissant le prix du pain.

La Libye, elle, a vu le prix des matières premières s’envoler en 2021. Deux raisons principales à cela. Avec la guerre, les devises étrangères ne rentrent pas, si bien que le gouvernement ne peut plus subventionner le pain comme sous Kadhafi, où on achetait une dizaine de pains pour un dinar. En 2022, Tobrouk, la seconde ville du pays, s’embrase. Le Parlement part en fumée et les jeunes manifestants scandent le slogan « Du pain et de l’électricité ». Une fois de plus, le pouvoir craint le pire : des émeutes incontrôlées et incontrôlables se répandent comme une traînée de poudre aux quatre coins du pays. Et une fois de plus, il fait machine arrière sur le prix de l’aliment de base de la population.

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La Tunisie a aussi connu ce genre de crises, et ce dès la présidence de Habib Bourguiba. À la toute fin de l’année 1983, les voyants de l’économie sont au rouge. Le pays se tourne alors vers le FMI et la Banque mondiale qui, comme à l’accoutumée, exigent une politique d’austérité. Donc la baisse des subventions. Du jour au lendemain, le prix du pain – et accessoirement des pâtes – augmente de 70 %. La pilule ne passe pas : parties du sud du pays, les émeutes vont s’étendre au nord et à Tunis. Couvre-feu et état d’urgence sont décrétés. S’ensuivent dix jours d’émeutes, dont le bilan est sanglant. 70 morts, 400 blessés et un millier d’arrestations. Le 6 janvier 1984, Bourguiba annonce dans une allocution solennelle à la télévision d’État que les aides vont être rétablies.

En Tunisie, deux catégories de boulangeries

40 ans et un « Printemps arabe » plus tard, en 2023, la Tunisie dirigée par le président Kaïs Saïed se heurte à nouveau aux difficultés économiques. À la pénurie du pain s’ajoute celle du café, de l’huile… Bref, de la plupart des produits de première nécessité. Mais les autorités ont retenu la leçon : malgré la pression du FMI qui conditionne son aide à une baisse des subventions, il ne veut rien entendre. Plutôt que de laisser flamber les prix, le pouvoir opte pour une autre politique en uniformisant le paysage boulanger du pays. En pratique, il s’agit de distinguer deux catégories de boulangeries : celles qui sont subventionnées, dites « classées », et les « non classées ». Estimant que ces dernières ne jouent pas le jeu, le pouvoir finira par les priver de subventions, provoquant une levée de boucliers et des files d’attente qui s’accumulent. Devant la fronde, Tunis fera finalement un pas en arrière.

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Plus à l’ouest, au Maroc, ce sont les émeutes du pain de 1981, à Casablanca, qui restent enracinées dans la mémoire collective. Elles constituent même la toile de fond du film de Kadija Leclere, Le Sac de farine, sorti en 2012, et de celui du tout récent La Mère de tous les mensonges, de la réalisatrice Asmae El Moudir, sorti en 2024. Dans son Histoire du Maroc depuis l’indépendance, l’historien Pierre Vermeren revient sur les raisons profondes des révoltes du pain dans le royaume chérifien. « Conformément à la stratégie libérale […] du FMI, l’économique est jugé prioritaire sur le social. Cela se traduit par l’austérité budgétaire imposée : blocage pour plus de dix ans des salaires des fonctionnaires et baisse des subventions. Dans un contexte de sécheresse, de telles mesures ont des conséquences sociales explosives. Trois ans après Casablanca, de nouvelles villes du royaume sont touchées le 19 janvier 1984 par de violentes émeutes du pain. À Tétouan et au Nador, dans le Rif, on relève une centaine de morts. »

La formule utilisée à l’époque par Driss Basri, l’indétrônable ministre de l’Intérieur de Hassan II, qui parle des « martyrs de la baguette », est restée dans les mémoires. Face à la fronde, le gouvernement qui ne veut pas perdre la face fait un demi-pas, proposant de réduire de moitié la hausse du prix du pain. Fin de non-recevoir de la part des syndicats. Tout est dès lors à rejouer. Un mois après les premières manifestations, à Casablanca, ce 20 juin, c’est l’insurrection. L’écrivaine marocaine Zakya Daoud témoigne : « Les chars assiègent les rues et nous ferons le lendemain le tour d’une ville dévastée, banques, voitures, bus incendiés, devantures éventrées, chaussées détruites. » Quarante ans après, ces émeutes du pain pèsent encore lourdement sur la conscience marocaine.

La Mauritanie aussi a connu ses émeutes du pain. C’était en 2007, et les tarifs de nombreux produits de première nécessité tels les pâtes, le riz, l’huile et la farine flambaient. Mais comme toujours, c’est le prix du pain, le plus symbolique, qui frappe les esprits et les estomacs. À l’époque, c’est la TVA en hausse qui fait grimper les prix de 10 % à 20 %. Dans tout le pays, la colère se transforme en manifestations. L’État tente d’argumenter, explique que d’autres taxes directes ont, parallèlement, été supprimées. Face aux partis de l’opposition qui se saisissent du mécontentement populaire et appellent à la grève générale, les autorités – criant au complot téléguidé de l’extérieur – instaurent un couvre-feu. Gendarmerie et garde nationale investissent les rues de la capitale. Les chefs de l’opposition sont arrêtés.

Mêmes causes, mêmes conséquences. D’une époque à l’autre, d’un pays à l’autre, le prix du pain reste décidément un symbole auquel les autorités ne touchent qu’à leurs risques et périls.

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