L’Arabie saoudite, nouvel eldorado pour les techniciens du cinéma tunisien

Face à l’essor de l’audiovisuel en Arabie Saoudite, de plus en plus de Tunisiens font le voyage pour y travailler sur des tournages. Une main d’œuvre qualifiée, de plus en plus recherchée, qui ne souhaite pas forcément quitter le pays pour migrer vers ce nouvel eldorado, mais plutôt garder un pied entre les deux.

Un tournage à Neom, en Arabie Saoudite, en 2021. © MBC STUDIOS

Un tournage à Neom, en Arabie Saoudite, en 2021. © MBC STUDIOS

Publié le 17 juin 2024 Lecture : 6 minutes.

« L’idée n’est pas du tout de s’installer en Arabie Saoudite mais plus d’y aller sur des missions courtes ou des tournages, et de revenir ensuite à Tunis. Je ne peux pas quitter trop longtemps la Tunisie. Et les week-ends dans les centres commerciaux, ce n’est pas trop mon truc », plaisante Omar Ben Abderrazak, chef électro de 32 ans, connu dans son pays pour avoir travaillé sur des séries du ramadan.

À rebours de l’actualité et des départs vers l’Europe de milliers de Tunisiens rêvant d’un meilleur avenir économique, Omar représente une niche : celle des techniciens de l’audiovisuel qui tentent de rester au pays, tout en travaillant partiellement ailleurs. Depuis quatre ans, il alterne entre les tournages en Tunisie et l’Arabie Saoudite, le pays s’étant ouvert à l’industrie depuis l’impulsion donnée par Mohamed Ben Salmane avec Vision 2030, un ambitieux plan de modernisation du pays. Fermées pendant 35 ans, les salles obscures ont rouvert en 2018 et se multiplient depuis. Une trentaine ont ouvert leurs portes en 2020 et 350 devraient être créées d’ici à 2030.

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La Commission saoudienne du film, une branche du ministère de la Culture créée en 2020, offre des réductions fiscales pour les productions tournées dans le pays : les frais de production sont remboursés à hauteur de 40 % si le tournage est effectué sur place. Pour les techniciens tunisiens, ces nouvelles opportunités de travail sont arrivées à point nommé : la pandémie a paralysé une partie du secteur en Tunisie. Le statut de technicien de l’audiovisuel y étant par ailleurs très précaire, beaucoup n’ont aucun filet de sécurité pour rebondir face aux difficultés économiques.

Les techniciens tunisiens reconnus pour la qualité de leur formation

Cette migration d’un nouveau genre, temporaire et très qualifiée, n’est pas nouvelle dans le monde de l’audiovisuel. « Le pays a toujours été un vivier pour les pays arabes qui y ont recruté des techniciens en raison de la qualité de leur formation, car les professeurs des écoles du cinéma sont eux-mêmes issus du secteur et ont eu beaucoup d’expérience à l’étranger. Les Tunisiens ont travaillé pendant un temps sur les tournages en Syrie et au Liban, puis au Qatar avec l’arrivée des chaînes satellitaires, en Algérie dans les années 2000 et enfin en Arabie Saoudite », explique Hisham Ben Khamsa, organisateur de festivals de cinéma en Tunisie. Pour Aymen Toumi, ingénieur du son, les tournages à Dubaï et son golden visa l’ont sauvé après les mauvaises années du Covid et, comme Omar, il a ensuite prospecté vers l’Arabie Saoudite.

« C’est le bouche-à-oreille qui fonctionne, puis, une fois sur place, tout est très bien organisé et beaucoup de moyens sont mis à disposition », explique l’ingénieur du son, qui dit ne pas arriver à gagner suffisamment sa vie en Tunisie. « Il y a quatre séries de ramadan et ensuite quelques longs-métrages par an, c’est tout ».

Le pays, qui a pourtant accueilli de nombreux tournages étrangers dans les années 1970 et 1980, s’est fait progressivement concurrencer par le Maroc. La production cinématographique locale a continué de se développer après la révolution, mais le manque de moyens fait souvent défaut sur les tournages. « De plus en plus de films se font avec de très petits budgets, sur lesquels on jette des jeunes sortis des écoles de cinéma pour faire des économies, alors qu’en Arabie Saoudite, la carrière et les années d’expérience sont valorisées », déclare Zeineb Ayachi Garas, professionnelle du maquillage du cinéma et des effets spéciaux, qui travaille dans le milieu depuis trois décennies.

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Des studios dernier cri et « une vraie dynamique »

Pour les professionnels tunisiens, le marché saoudien a représenté une bouffée d’air frais ces dernières années. La maquilleuse dit être payée trois fois plus en Arabie Saoudite. Une aubaine financière, mais aussi de nouveaux horizons. « Il y a une diversité et beaucoup de nationalités sur les tournages, des Jordaniens et Égyptiens principalement. J’ai aussi eu l’occasion de travailler sur des films réalisés par des Saoudiens, donc artistiquement, c’est aussi très intéressant. » La langue utilisée est à 80% l’anglais et l’arabe. Culturellement, elle admet que les débuts ont été compliqués « car le pays était encore fermé sur la question du travail de la femme. » « Mais un bon de dix ans a été fait en quelques années, poursuit Zeineb Ayachi Garas. Je n’ai aucun souci sur place, je m’habille de la même façon qu’en Tunisie. »

Pour Khalil Khoudja, 45 ans, chef décorateur, l’avantage de travailler sur des films avec plus de moyens a été le moteur principal. « Il y a des studios dernier cri avec toutes les technologies, on sent qu’il y a une vraie dynamique », explique-t-il. En retour, les techniciens tunisiens sont aussi très sollicités, « parce que nous avons une bonne formation mais aussi parce que nous avons appris à faire plus avec moins à cause du manque de moyens, donc nous sommes très débrouillards », ajoute-t-il. Comme Zeineb Ayachi Garas, il sent que son travail est parfois plus valorisé à l’étranger. « En Tunisie, beaucoup de gens considèrent que la culture est destinée à des milieux riches et élitistes, alors qu’elle sert à faire rayonner un pays, il n’y a qu’à voir la France sur cet aspect-là. »

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Les producteurs tunisiens commencent aussi à s’emparer du potentiel saoudien et notamment du besoin d’alimenter l’offre en divertissements sur place avec deux tiers de la population âgée de moins de trente ans. Certains producteurs vont prospecter directement sur place comme Sami Ben Mlouka, de CTV production, une société de production tunisienne. Il a travaillé sur la série d’Amazon prime Ourika, en partie tournée en Tunisie, et ses ambitions atteignent désormais l’Arabie saoudite. « Il y a plus de possibilités de trouver des financements grâce aux fonds saoudiens et émiratis. Si nous, nous apportons un savoir-faire avec nos techniciens, il y a aussi en retour des opportunités pour coproduire des films ou même produire des œuvres locales », déclare le producteur qui travaille actuellement en tant que directeur exécutif sur un film saoudien dont la finition aura lieu en Tunisie.

Quant aux financements, plusieurs réalisatrices tunisiennes ont pu déjà en profiter, comme Meryam Joobeur qui a bénéficié d’un fond qatari et saoudien pour son long-métrage Là d’où l’on vient. Les filles d’Olfa, de la réalisatrice Kaouther Ben Hania, film primé dans plusieurs festivals, a aussi été en partie financé par le fond du Red Sea Film Festival, qui soutient des productions cinématographiques et télévisées issues du monde arabe et de l’Afrique avec des aides entre 10 à 15 millions de dollars.

Des étudiants saoudiens dans les écoles de cinéma françaises

Du côté des pays européens, le dilemme éthique de travailler avec un pays très critiqué pour ses violations des droits humains semble peu à peu s’effacer. Le film de Maïwenn, Jeanne du Barry, a également reçu un soutien du Red Sea Film Festival et de nombreux jeunes saoudiens passionnés de cinéma partent en France pour se former dans les écoles de cinéma, notamment à la Fémis qui a mis en place le programme Saudi Summer School avec le ministère des Affaires culturelles saoudien, tout comme l’École d’animation des Gobelins qui accueille, depuis 2018, des étudiants saoudiens.

La construction progressive d’une filière cinématographique locale ne menace pas forcément le travail des techniciens tunisiens sur place. « Au contraire, ils viennent finalement se renforcer mutuellement puisque ce sont aussi des métiers où il y a une vraie culture de la transmission », estime Hisham Ben Khamsa.

Des échanges entre les deux pays qui s’alignent aussi sur la politique. La Tunisie, qui boude certains bailleurs de fonds occidentaux, a reçu en décembre une délégation d’une centaine d’hommes d’affaires saoudiens pour booster le commerce bilatéral et les investissements. Le pays vient aussi de sécuriser un prêt de 1,2 milliard de dollars avec le fond islamique ITFC afin de financer en partie l’importation de ses matières premières.

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