À Tunis, les marchés à l’heure des ultimes négociations sur le prix des moutons de l’Aïd
Sans surprise après une année de sècheresse et avec un cheptel ovin qui s’est réduit, le prix du mouton de l’Aïd a augmenté pour 2024. L’État a fixé le prix du kilo pour tenter de réguler le marché mais dans les points de vente, clients et commerçants négocient sans relâche les prix, encore considérés comme trop élevés.
« Fais-moi un prix, je suis une femme fatiguée », lance une dame à un vendeur de moutons dans la rabha (terrain vague qui sert à la vente des moutons) de Carthage Salâmbo. « Qu’est-ce que tu crois ? Moi aussi je suis épuisé par la vie, on l’est tous », lui répond Sofiene, 35 ans, qui dirige d’une main de fer les différents enclos où chaque agriculteur vend ses bêtes. Sur ce ton, une négociation de près d’une quinzaine de minutes est lancée. Entre les plaisanteries des badauds qui soutiennent la cliente, ses quelques supplications et les éternuements bruyants des moutons, elle parvient finalement à faire baisser le prix d’une centaine de dinars pour une noire de Thibar, une race de mouton tunisienne.
Dans ce champ niché entre les quartiers cossus de Carthage et le voisinage plus populaire du Kram Ouest, tous les milieux se côtoient chaque année pour acheter le mouton de l’Aïd. À quelques jours de la fête religieuse, beaucoup de clients peinent à acquérir la précieuse bête, face à leurs prix trop élevés. La majorité des mammifères ont pour beaucoup dépassé la barre des 1 000 dinars (300 euros) alors que le SMIG tunisien stagne à 420 dinars, soit 125 euros.
Pour Sofiene, le propriétaire de la rabha, la négociation fait partie de la vente mais il sait que les agriculteurs ne peuvent pas trop baisser leurs prix non plus. « On se connaît tous ici, donc chacun sait que l’autre a des difficultés. Mais beaucoup de clients continuent d’acheter pour leurs enfants » explique Sofiene qui dit avoir reçu la veille une femme sous dialyse, qui ne mange pas de viande. « Mais elle a quand même pris un mouton pour son petit-fils », ajoute-t-il.
Autour de lui, la plupart des clients restent compréhensifs par rapport au prix élevé, même s’ils refusent d’acheter. Pas de prix au marché noir ici, Sofiene loue le terrain vague pour que les agriculteurs viennent directement vendre aux consommateurs, sans intermédiaires ni spéculateurs. « C’est pour cela que la clientèle comprend ce qu’il se passe, car elle discute avec les agriculteurs qui n’ont pas augmenté les prix comme ça. Beaucoup comprennent que c’est à cause de la hausse des coûts de production, notamment le fourrage pour la nourriture des animaux », ajoute le vendeur.
À cause d’une cinquième année particulièrement sèche en Tunisie en 2023, les pâturages se font de plus en plus rares pour les moutons dans un pays habitué à l’élevage ovin, avec des pâturages, des jachères et une culture de la transhumance. Les agriculteurs tunisiens étaient déjà à la peine les années précédentes, avec la fluctuation à l’international des prix des matières premières pour l’alimentation concentrée du bétail : le maïs, le soja et l’orge que la Tunisie importe. Mais cette année, « c’est le fourrage dit ‘grossier’, c’est-à-dire le foin et la paille qui ont beaucoup augmenté », explique l’éleveur Mohamed Aziz Bouhejba, membre du syndicat agricole indépendant, le Synagri.
Un prix fixé par le ministère du Commerce
« Ils ne représentent que 25 à 30 % des coûts de production habituellement, mais là ils ont augmenté de 30 % donc ça dépasse même en dépenses ce que l’on paye en général pour l’alimentation importée », ajoute-t-il. Résultat, le prix de la viande a augmenté considérablement, tout comme celui du mouton. En réaction, le ministère du Commerce a fixé le prix à 21,900 dinars le kilo du mouton du sacrifice (7 euros) et près de 4 000 moutons à ce prix-là sont disponibles à la vente dans la société d’Ellouhoum, à Tunis, entre le 6 et 15 juin. Le ministère a aussi incité à la réduction du prix de la viande d’agneau dans les grandes surfaces, qui désormais se situe entre 35 et 39 dinars le kilo (10 à 11 euros) et 43 dinars (13 euros) le kilo dans les commerces de détail. Mais in fine, le prix reste élevé par rapport au budget moyen des ménages.
« Le problème, c’est que l’on tente d’agir sur les prix car c’est ponctuel et populaire, mais les problèmes structurels, eux, persistent », ajoute Mohamed Aziz Bouhejba, qui plaide avec d’autres agriculteurs pour une meilleure culture fourragère en Tunisie et une maîtrise de la conservation des fourrages. La filière du lait est déjà victime depuis des années des problèmes de coûts de production et « aujourd’hui, c’est aussi le cheptel ovin qui en pâtit », poursuit l’éleveur. « On voit le nombre d’agriculteurs se réduire drastiquement avec leurs troupeaux. J’ai eu beaucoup de collègues qui ont dû vendre leurs antenaises (jeunes brebis qui servent normalement à la future production), parce qu’ils n’arrivaient plus à entretenir leur bétail », ajoute-t-il.
Dans le marché aux bestiaux de la société publique Ellouhoum, situé en banlieue sud de Tunis, à côté du café Parc des princes où certains troquent temporairement les tracas du prix du mouton pour une chicha et un match de football à la télé, les commerçants tentent de séduire comme ils peuvent la clientèle, qui reste méfiante. « Regardez les dents de celui-là, je ne vous mens pas, il est parfait », dit Mohamed, un marchand qui vend des béliers d’un bon calibre. Un client père de famille, Sofien, 43 ans, refuse d’acheter la bête « car elle a les jambes enflées » dit-il, « et puis elle n’est pas dans mon budget », admet-t-il. Il est venu avec un pécule de 1 000 dinars et son garçon de 8 ans, « qui veut un beau bélier, pas juste un mouton », plaisante amèrement Sofien. « Mais je n’arrive pas à négocier une réduction de 50 dinars (15 euros). C’est fou cette année, il y a même des moutons qui atteignent les 2 000 dinars (594 euros) », ajoute-t-il désabusé.
D’autres comme Bassem El Ayeb, un jeune de 19 ans originaire du quartier, tentent de tirer parti de la frénésie de l’Aïd pour arrondir les fins de mois. Il vient aider les marchands lors de la vente, en plus de son emploi d’électro dans une chaîne de télévision. Il relativise l’émotion des clients sur les prix. « Il faut aussi être réaliste, si vous n’avez pas les moyens d’acheter un mouton énorme à 1 600 dinars, il vaut mieux en prendre un plus petit au lieu d’aller s’offusquer au micro d’une télé », plaisante le jeune homme. « C’est comme les gens qui veulent s’acheter des sacs Prada alors qu’ils n’ont que le budget pour aller à la fripe, la fripe c’est bien aussi, soyons réalistes. Moi, je travaille 18 heures par jour ici, je nourris les bêtes, ensuite je vais travailler à l’abattoir, et je gagne de quoi aider ma famille et payer des cours de musculation à ma sœur parce que c’est à la mode et que c’est important pour elle. S’occuper de sa famille, c’est ça qui compte », conclut Bassem avec philosophie.
L’islam n’impose pas de s’endetter pour acheter un mouton, rappellent les imams
Son point de vue est aussi partagé par certains imams qui tentent de sensibiliser les fidèles au fait que le sacrifice du mouton n’est pas obligatoire dans la religion musulmane si le pratiquant n’en a pas les moyens. « À part les Musulmans qui partent au pèlerinage, le reste n’est pas supposé acheter un mouton s’il doit s’endetter ou même sacrifier le bien-être de sa famille pour l’achat », explique le Cheikh Karim Cheniba, secrétaire-général du syndicat des cadres des mosquées de Tunis Nord.
Lui-même dit avoir une fille qui vient de passer le baccalauréat, « les dépenses pour les célébrations de sa réussite et pour financer ses études l’année prochaine sont prioritaires par rapport à l’achat du mouton », conclut l’imam. Si le boycott n’est pas envisageable « sauf pour les spéculateurs et ceux qui manipulent les prix au marché noir », il prêche la modération et la réflexion avant l’achat du mouton. « Il y a encore trop de gens qui achètent le mouton pour ne pas avoir l’air pauvre face au voisin ou à cause des enfants, ce ne sont pas des arguments recevables dans la pratique religieuse », ajoute-t-il.
Mais le dilemme de l’achat est bien réel cette année, car entre des clients au faible pouvoir d’achat et des agriculteurs déjà abattus par une mauvaise année, personne ne sort gagnant. « Il ne faut pas oublier aussi les personnes démunies, parfois, c’est mieux de faire un don à une famille dans le besoin si jamais le budget n’est pas assez élevé pour acheter un mouton », rappelle l’imam car, comme pendant le mois de Ramadan, l’aumône et la générosité sont aussi importants durant l’Aïd.
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