Matina Razafimahefa : « L’Afrique doit créer ses propres géants du numérique »
L’ACTU VUE PAR – La directrice générale de Sayna revient sur son parcours et les défis rencontrés actuellement pour développer l’éducation numérique en Afrique. De Madagascar à Paris, elle forme des milliers de jeunes aux compétences numériques et les aide à monétiser leurs connaissances pour transformer leur avenir.
Matina Razafimahefa incarne une nouvelle génération d’entrepreneurs africains. Fondatrice de la start-up Sayna, lancée en 2018 et spécialisée dans l’éducation numérique, elle forme des milliers de jeunes aux compétences technologiques indispensables pour réussir dans le monde digital.
Dans une interview enregistrée dans le cadre du Grand invité RFI – Jeune Afrique, la jeune entrepreneure de 25 ans, revient sur les défis actuels de l’écosystème numérique à Madagascar et, plus généralement, sur le continent. Elle y aborde des sujets d’actualité centraux, tels que les défis d’infrastructure en Afrique, l’inclusion des réfugiés et des migrants, ou encore l’importance de la souveraineté numérique pour le continent.
Elle partage également sa vision de la transformation économique à travers des partenariats stratégiques et des initiatives locales. Sayna, présente dans 15 pays, propose des parcours de monétisation permettant à ses apprenants de générer leurs premiers revenus rapidement. À travers son engagement, la jeune dirigeante franco-malgache entend démontrer que l’éducation et l’innovation peuvent être les moteurs d’un développement durable en Afrique. Entretien.
Jeune Afrique : Avec l’exemple de Sayna, peut-on dire aujourd’hui que l’Afrique est à même de créer des emplois stables dans le numérique, et les métiers du codage en particulier ?
Matina Razafimahefa : Nous avons compris que l’important n’est pas seulement de devenir développeur informaticien, et que tout le monde ne le deviendra pas. Aussi, la question de l’insertion professionnelle est souvent galvaudée.
On pense à tort qu’en Afrique, il faut des CDI et des CDD comme en Europe. Ce n’est pas notre quotidien, ce n’est pas notre modèle en Afrique. Je crois que les gens ont différents emplois et qu’il faut leur permettre de développer des activités génératrices de revenus qui ne sont pas dans le format européen.
On parle beaucoup de « gig economy », de l’économie de la tâche, de travail à l’heure, et de télétravail. Ce qui compte véritablement pour Sayna après six ans, c’est en combien de temps un élève peut générer son premier dollar de revenu.
Donc, vous ne pensez pas qu’un travailleur de la tech puisse vivre à 100 % de ce métier-là ?
C’est absolument mon objectif, mais il faut comprendre que les choses prennent du temps. On ne peut pas rattraper 18 ans de difficultés de l’éducation nationale à Madagascar ou dans d’autres pays. Il faut y aller étape par étape.
Il faut faire en sorte que ce qu’on appelle les « side hustles », les petits jobs d’appoint 2.0, deviennent les revenus principaux de demain. Pour cela, nous apprenons à nos élèves à diversifier leurs compétences et à chercher leurs propres revenus.
Comment préparer les jeunes générations à se confronter à la différence entre le rêve et la réalité dans la tech ? Quand on regarde par exemple au Kenya, avec le sujet des modérateurs de Facebook…
Nous menons toute une bataille sur la question de la modération de contenu. Vous faites référence à ce sujet très épineux où des employés ont porté plainte contre Facebook et d’autres entreprises pour mauvais traitement et pour des annonces d’emploi trompeuses. Nous pensons qu’il est essentiel de construire de bons modèles avec les entreprises, en plaçant vraiment le travailleur au centre et en prenant en compte ces problématiques.
Parlons un peu de chiffres. Sayna a été lancé en 2018. Où en êtes-vous aujourd’hui en termes de revenus ?
L’année dernière, nous avons atteint 300 000 euros de chiffre d’affaires avec une croissance de plus de 1300 % de nos utilisateurs. Cette année, nous espérons atteindre le million d’utilisateurs, mais notre objectif est de 800 000.
Si nous réalisons ce chiffre d’affaires, cela signifie que des milliers de personnes ont eu accès à une éducation de qualité dans le numérique et à des opportunités. Au-delà du chiffre d’affaires, ce qui compte, c’est l’impact et les vies transformées.
Après les 600 000 euros que vous avez levés en 2022 auprès, entre autres de Lauch Africa Ventures et Orange Ventures, prévoyez-vous un nouveau tour de table ?
Aujourd’hui, on parle beaucoup de la voie vers la profitabilité. Nous maîtrisons notre « burn rate », nos dépenses mensuelles. Nous voulons continuer à grandir tout en maîtrisant nos coûts. Nous ne sommes pas dans une phase de levée de fonds, mais nous investissons dans le marketing et les ventes pour atteindre notre objectif de former et mettre au travail un million de personnes dans le numérique.
Parmi vos partenaires, il y a Orange, un géant mondial de la tech. Le groupe vous aide à payer la data et propose vos services dans leurs écoles de code. Est-il indispensable pour une petite entreprise comme la vôtre de s’associer à de grandes entreprises ?
Je ne pense pas que l’on puisse réussir seul. Chez Sayna, nous croyons au pouvoir du collectif. Former et mettre au travail un million de personnes dépasse nos capacités individuelles. Il est important de nouer des partenariats stratégiques gagnant-gagnant. Orange n’est pas une fondation, ils cherchent aussi à générer du chiffre d’affaires. Nous devons construire un modèle où les transactions via Orange bénéficient à tout le monde. Orange Venture a investi chez Sayna, et nous sommes engagés à former six millions de personnes aux métiers du numérique d’ici à 2030 en collaboration avec eux. Plus nous unissons nos forces, plus nous avancerons vite.
Le gouvernement malgache ambitionne une révolution technologique pour toute la population. Le déficit d’infrastructures du pays ne constituent-elles pas un énorme frein à cela ?
Absolument, c’est un frein et une difficulté. Nous nous confrontons tous les jours à ces défis. Les smartphones de nos élèves sont souvent trop obsolètes pour supporter les formations.
Pour développer des activités génératrices de revenus dans le numérique, ils ont besoin d’un ordinateur, pas seulement d’un smartphone. Les ordinateurs ne devraient pas être taxés comme des produits de luxe lorsqu’ils entrent à Madagascar. Il faut également améliorer la couverture Internet, même dans les zones reculées.
Nous avons créé les Sayna Hubs pour répondre à ces défis. Ainsi, même dans les régions éloignées, nos élèves peuvent accéder à Internet, utiliser des ordinateurs et bénéficier d’un espace et d’une communauté pour se développer. C’est notre réponse aux défis infrastructurels.
Vous en appelez donc aux dirigeants politiques malgaches, mais aussi aux grandes entreprises ?
Aujourd’hui, il existe beaucoup de programmes de bailleurs institutionnels tels que la Banque mondiale, la GIZ, ou encore IFC… Toutes ces institutions veulent aider Madagascar et prêtent de l’argent. Mais nous avons besoin que cet argent soit dirigé vers des projets pertinents.
C’est toute ma bataille actuellement avec les ministères et les établissements publics : capitaliser sur ce qui existe déjà et améliorer les infrastructures. Je parle notamment des espaces physiques, car c’est là où nous sommes les plus pertinents.
Nous avons besoin du soutien du gouvernement et des ministères. Nous avons également besoin de pouvoir travailler avec les grandes entreprises pour la connectivité, comme Airtel et Orange. L’arrivée de Starlink à Madagascar il y a quelques semaines a aussi provoqué un énorme changement dans notre écosystème, et nous espérons que cela nous permettra de nous développer davantage.
Les dirigeants à Madagascar mettent également l’accent sur la formation d’une main-d’œuvre hautement qualifiée. Est-ce possible sur le sol malgache, où les jeunes doivent-ils nécessairement partir à l’étranger, comme vous l’avez fait ?
Le capital humain est l’un des axes clés de la politique générale de l’État malgache, et nous nous inscrivons pleinement dans cette politique. Toutefois, grâce au numérique, il n’est pas nécessaire de partir à l’international, on peut travailler de chez soi.
Cela dit, beaucoup de mes anciens employés sont partis au Canada ou ailleurs, et je trouve cela génial. Le voyage m’a forgée, rencontrer d’autres cultures et personnes a fait de moi ce que je suis aujourd’hui. On ne peut pas empêcher les Malgaches de vivre cela. Pourquoi la France et l’Europe ont Erasmus et pourquoi pas Madagascar et l’Afrique ? Voyager est important, mais on n’est pas obligé de rester à l’étranger. On peut revenir.
Si l’on veut rester à Madagascar parce qu’on y a sa famille, il faut que les opportunités du numérique soient accessibles. C’est là qu’on parle de télétravail et de travailler avec de grandes entreprises tout en étant à Madagascar, avec la légitimité et les moyens nécessaires.
Madagascar aspire à devenir un hub pour l’intelligence artificielle, à l’instar du Maroc. Comment voyez-vous cette ambition à l’échelle du continent ?
Je pense que c’est une ambition raisonnable et atteignable. Il y a quelques semaines, notre ministre du Numérique a lancé l’Institut de l’IA lors du Gitex au Maroc. Il faut savoir que les IA génératives actuelles doivent être nourries par des données, et ce travail est souvent effectué par des « tâcherons » de l’internet à Madagascar, payés très peu pour annoter des données.
Nous devons faire progresser ces personnes vers des tâches plus valorisantes et développer nos propres IA. Les IA actuelles sont adaptées aux besoins européens, mais nous n’avons pas d’IA qui parlent le wolof par exemple. Il faut entraîner ces IA, et je pense que c’est une véritable opportunité pour le continent africain.
Vous avez récemment rencontré la ministre des Affaires étrangères de Madagascar, vous êtes aussi en contact avec le président malgache. Le gouvernement a-t-il besoin de vous pour peaufiner son image, pour le « nation branding » ?
Oui, j’ai eu la chance de rencontrer plusieurs chefs d’État ces six dernières années, y compris notre président. Nous nous battons non seulement pour le « nation branding », mais aussi pour ramener du business à Madagascar.
En tant que présidente de la commission internationale du Goticom, nous remontons toutes nos idées et demandes au gouvernement. Une de nos batailles est de ramener les contrats de modération de contenu à Madagascar. Nous sommes prêts à faire en sorte qu’Internet soit sûr pour nos enfants et nos petits-enfants. Nous travaillons avec différents ministères sur ce sujet. Le nation branding est important, mais il s’agit de plus que cela. Nous voulons que les grandes entreprises puissent travailler en direct avec les travailleurs du numérique en Afrique.
À l’époque où vous avez lancé Sayna, le secteur des EdTech a levé 140 millions de dollars entre 2015 et 2022. Pensez-vous qu’il y a un large potentiel en la matière ?
J’ai toujours eu du mal à comprendre pourquoi l’EdTech arrive après la FinTech alors que l’éducation est un investissement prioritaire pour les ménages africains. Chaque année, de nouveaux enfants naissent, et chaque année, des jeunes atteignent l’âge où ils ont besoin d’une éducation de qualité.
Il y a un véritable marché pour l’EdTech, avec différentes approches selon les âges et les besoins. Il y a une opportunité réelle de construire un système éducatif et de travail adapté aux Africains, permettant aux gens d’être libres et autonomes.
Le Sénégal, avec son écosystème tech avancé, pose une grande question : comment convertir cela en résultats économiques et en création d’emplois ? Comment stabiliser l’environnement des affaires au Sénégal, qui est entré dans une nouvelle ère avec un président âgé de 44 ans ?
Respecter les processus démocratiques est extrêmement important, que ce soit en France, à Madagascar ou en Côte d’Ivoire. Cela implique que les jeunes, les citoyens, doivent être informés et comprendre ce qui se passe, sans être noyés dans l’information ou les fake news.
Si nous parvenons à former correctement les gens et les jeunes, ils pourront participer plus facilement au processus démocratique. Le pouvoir, c’est la connaissance. Plus nous donnons de connaissances aux jeunes, plus ils ont le pouvoir de réfléchir, d’être créatifs et de proposer les meilleures solutions pour aider leur pays.
Vous avez mentionné que les jeunes ont souvent des modèles. Que pensez-vous des « stars de la tech » comme Elon Musk ou Jeff Bezos ?
Je suis impressionnée par leur réussite et leur liberté. Cependant, il y a des aspects critiques, notamment dans la modération de contenu. Par exemple, Elon Musk a pris des décisions controversées sur Twitter concernant la pornographie, tandis que d’autres plateformes évitent le sujet.
Je pense qu’il est important d’accompagner les GAFAM pour qu’ils fassent les choses correctement, car l’Union européenne leur impose de nettoyer leurs plateformes. Nous avons une solution pour cela, et je pense qu’il serait bénéfique de travailler ensemble.
Est-il nécessaire d’avoir un équivalent africain des grands noms de la tech pour l’intelligence artificielle ou le numérique en général ?
Je crois beaucoup en la souveraineté des États africains, qui passe par la maîtrise du numérique et des données. Il est crucial d’avoir plus de datacenters en Afrique. Dépendre numériquement d’autres pays est problématique.
Ce serait donc plus facile avec un géant du numérique africain ?
Oui, et même plusieurs géants du numérique africain, car le domaine est très vaste. Nous devons avoir des leaders dans différents secteurs du numérique. Personnellement, j’aspire à être une leader dans l’éducation numérique et l’accès au travail. Il est important que d’autres leaders émergent dans d’autres secteurs de la tech pour permettre une véritable souveraineté numérique africaine.
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