Jann Pasler et les musiques marocaines sous le protectorat
Quels genres musicaux étaient diffusés sur les radios françaises en Afrique pendant la période coloniale et dans quels buts ? Comment ont-ils évolué ? Musicologue et professeure à l’Université de Californie à San Diego, Jann Pasler propose une analyse des archives marocaines de l’époque.
Alger, Dakar, Cotonou, Brazzaville, Tananarive, Hanoï… Outre ses nombreuses contributions sur la musique française et la vie culturelle à Paris aux XIXe et XXe siècles, Jann Pasler, chercheuse américaine associée à l’Institut d’études avancées de Nantes, a exploré différents univers musicaux et longtemps animé des conférences intitulées sur la période coloniale française, s’intéressant très tôt aux patrimoines musicaux locaux.
« La musique faisait une sorte de travail de parité, d’égal à égal, où la notion de domination se diluait. Et puis, il y a eu une grande ouverture parmi certains Français aux musiques locales », décrit la lauréate du prix des Muses de la Fondation Singer-Polignac en 2016 pour son ouvrage La République, la Musique et le Citoyen (1871-1914), chez Gallimard. « Il y avait cette façon de jouer ensemble, sans hiérarchie. Cela m’a ouvert sur un tout autre monde », ajoute-t-elle. En 2005, son article sur « L’utilité des instruments de musique dans les agendas raciaux et coloniaux de la fin du XIXe siècle en France » a reçu le Colin Slim Award de l’Association américaine de musicologie.
En visite à Rabat, Jann Pasler évoque avec Jeune Afrique le cas marocain. Du début du protectorat à l’aube de l’indépendance en passant par la Seconde Guerre mondiale*, la présidente de l’Association des amis du Musée des civilisations noires de Dakar rappelle les choix musicaux de l’époque.
Jeune Afrique : D’où vient cet intérêt pour les musiques marocaines dans la radio du protectorat français ?
Jann Pasler : Au Maroc, les Français sont arrivés dans certaines villes en 1912, mais ils n’ont pas pris le pays entier avant 1934. Et le pays a retrouvé son indépendance au bout de vingt ans d’occupation. Dès le début, avec Lyautey, les Français ont eu besoin de la participation des élites citadines de Fès, Salé, Rabat, et Marrakech. Ils ont valorisé leur musique classique appelée Andalouse (al-Ala), populaire au Maroc suite à la Reconquista espagnole du XVe siècle.
En créant Radio Maroc en 1928, les administrateurs ont intégré cette musique dans les premiers programmes diffusés. Les autorités du protectorat au Maroc ont décidé très tôt de soutenir cette musique en payant les musiciens, en finançant les troupes pour l’achat de matériel et pour des tournées, en les invitant à enregistrer à la radio. L’opinion, le pouvoir et la direction de Radio Maroc étaient en grande partie partagées avec les Marocains. Dans ce contexte, la radio est devenue un espace non seulement de distractions, de conférences éducatives et d’informations, mais aussi de nouvelles professions. Les musiciens marocains des orchestres de Radio Maroc recevaient des salaires de plus en plus conséquents.
Qu’en est-il des autres genres musicaux ?
En 1936, il a été décidé de créer des studios et des écoles de musique marocaine à Fès, Meknès, et Marrakech. À Rabat, le Conseil consultatif de la radio était en grande majorité marocain. Dans les autres villes, il n’était composé que de Marocains. Les Fassis voulaient que les auditeurs puissent écouter le Melhoun, devenu un nouveau genre à la radio en 1936. À Marrakech, d’autres musiques berbères ont fait leur apparition sur Radio Maroc, comme celles des Chleuhs, mais aussi les chants des Zemmour. À partir de la fin des années 1930, il y avait tous les jours un concert du soir de trois heures donné par l’orchestre salarié d’un de ces studios, ou par l’orchestre du Conservatoire de musique marocaine. C’était déjà une ouverture.
Quel a été le rôle des élites marocaines ?
La musique chleuhe a peut-être été favorisée grâce au pacha de Marrakech, Thami El Glaoui, puisqu’il invitait tout le temps des musiciens dans son palais. Il était tellement mélomane qu’il a aussi fait venir l’Orchestre Lamoureux, un des plus grands orchestres parisiens, passé par Alger pour célébrer le centenaire de l’Algérie française. Le célèbre compositeur Maurice Ravel a aussi fait un séjour au Maroc dans les années 1930. Dans Le Ménestrel, la plus importante revue musicale de France, comme dans le journal L’Atlas, édité au Maroc, j’ai trouvé pas mal de reportages où l’on parlait de la musique et de la danse chleuhes, par exemple, les comparant au ballet d’Igor Stravinsky, Le Sacre du printemps. Chez Thami el Glaoui, on pouvait établir ce genre de rapports. J’ai essayé de trouver ses archives concernant la musique, ce qui m’a amené à son dernier fils encore en vie. Malheureusement, quand le Pacha est mort, elles ont été apparemment détruites.
Côté français, y-a-t-il eu des actions pour promouvoir ces musiques ?
Le premier festival de musique marocaine à Rabat, les « trois journées » en 1928, a inclus, à côté de la musique al-Ala, la musique berbère des Zemmours, des airs de ghaïta joués par des musiciens de Salé et des qacidas par six chikhates de Rabat. En 1929, ils ont invité la mâllema Khadija et organisé un festival berbère aux Oudayas. Cette année-là, les Français ont aussi fait venir à Rabat des musiciens berbères pour les enregistrer sur disque.
Puis, en 1930, cherchant des collaborations avec des musiciens marocains, Prosper Ricard, directeur du Service des Arts indigènes au Maroc, a créé le Conservatoire de musique marocaine avec des professeurs marocains. Chaque semaine, ils donnaient des concerts pour un public mixte et à partir de 1932 sur Radio Maroc. Il a aussi invité des Chleuhs au Conservatoire.
Alexis Chottin, directeur de l’école des fils de notables de Salé, a étudié et transcrit leur musique et a inventé une notation pour leur danse et chorégraphie, publiée en 1933. Des cinéastes, aussi attirés, sont venus à Ouarzazate pour filmer des troupes chleuhes – devenues une attraction pour les touristes. Cette appréciation paraît dans la presse et dans les lettres d’auditeurs de Radio Maroc.
Ne pouvait-il pas y avoir dans ces musiques un appel, même implicite, à l’indépendance ?
C’est une question extrêmement importante, qui concerne surtout des disques, particulièrement libres dans leur circulation. C’est le cas de la famille libanaise Baïda, dont un fils avait un magasin à Casablanca. Leurs disques ont été fabriqués à Berlin. J’ai identifié ceux créés dans l’Atlas et le Souss et signés par différents Raïs, les chefs d’orchestre chleuhs. Le plus brillant était Lhaj Belaïd qui avait signé un contrat d’exclusivité avec ce label. Après deux ans, quand il a voulu le rompre pour être libre dans ses collaborations, il a demandé le soutien du gouvernement français. La correspondance entre ces administrateurs et la famille Baïda est intéressante, car cette dernière s’est défendue en disant que son public venait surtout des plus de 100 000 ouvriers et mineurs berbères de France, et non pas des auditeurs marocains.
Avez-vous repéré des changements dans le contexte de la deuxième guerre mondiale ?
À cette période, le protectorat a fait une liste de certains disques pour étudier si leurs textes pouvaient encourager l’idée d’indépendance. Ceux qui semblaient douteux étaient censurés uniquement pour les militaires marocains de l’armée française, et non pour le reste de la population. Avant et pendant la guerre, la France s’inquiétait surtout de « la guerre des ondes » : des émissions en arabe de Bari, Séville, Berlin, et d’autres villes. Pour contrecarrer cette influence et diffuser la perspective française, Radio Alger a consacré des émissions aux musulmans. À Paris, l’administration a créé Radio Tunis PTT, une chaîne de haute puissance de dissémination qui émettait le Coran et les chants religieux. Les radios coloniales en Afrique du Nord ont aussi augmenté la diffusion de musiques berbères.
Comment ont évolué les programmes de Radio Maroc durant période de pré-indépendance ?
Après les premiers programmes appelés « concerts nord-africains » en 1936, Radio Maroc a commencé à se référer à la « musique marocaine » en 1938. Idem en Algérie et en Tunisie. Ici, pour la première fois, on voit une sorte de musique-nation, même si c’est dans un contexte colonial. Dans les années 1950, de nouvelles catégories apparaissent : musique classique, populaire et moderne.
En fait, ces trois catégories, associées à la musique occidentale, attiraient les auditeurs en fonction du goût. Pour moi, c’est le début du vrai pouvoir de la radio : l’humain peut faire ses propres choix, il n’est pas défini par son ethnie, sa langue ou son pays. Quelques années plus tard, c’est devenu l’un des plus importants acquis de l’indépendance.
(*)“Co-producing Knowledge and Morocco’s Musical Heritage: A Relational Paradigm for Colonial Scholarship,” Journal of North African Studies, September 2022 (in gold open access), 1-47.
“Live and Local: Making Sense of Musical Categories and Polyphonic Identities on Colonial Radio in North Africa,” Musical Quarterly, in press
“Teaching Andalousian music at Rabat’s Conservatoire de musique marocaine: Franco-Moroccan Collaborations under Colonialism,” in A Sea of Voices: Music and Encounter at the Mediterranean Crossroads, ed. Ruth Davis and Brian Oberlander (Routledge Press, 2021), 124-150
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