En Tunisie, les familles de pèlerins morts ou portés disparus à La Mecque demandent des comptes
Alors que le pèlerinage 2024 aurait fait plus de 550 morts, principalement du fait d’une chaleur extrême, le décès de 35 pèlerins tunisiens et la disparition de dizaines d’autres provoquent la polémique. La gestion de l’événement par les autorités fait l’objet de sévères critiques.
Trente-cinq pèlerins tunisiens sont décédés cette année lors du pèlerinage à La Mecque. Ce chiffre, annoncé officiellement par un communiqué du ministère des Affaires étrangères tunisien, fait suite à des rumeurs persistantes qui circulaient depuis dimanche 16 juin, et que le ministère des Affaires religieuses niait jusqu’alors, assurant que le pèlerinage pour la délégation tunisienne avait été « accompli dans les meilleures conditions possibles », selon les termes du ministre Ibrahim Chaïbi, dont la présence sur les lieux saints est attestée par les 125 selfies mis en ligne sur la page Facebook du ministère.
Une activité sur les réseaux sociaux qui interroge, au regard des nombreux appels de détresse ainsi que des témoignages de pèlerins parvenus via ces mêmes réseaux, dont l’appel désespéré d’un pèlerin de Redeyef (Sud-Ouest), Abid Abidi, qui a été partagé des milliers de fois. Tout s’est joué dans la dernière phase du rituel, dite de la « boucle d’Arafat », durant laquelle les croyants se rendent de Arafat à Mina avec quelques heures d’arrêt à Muzdalifah, pour se reposer, prier et collecter des pierres pour la lapidation du diable prévue le lendemain.
Mais pour les Tunisiens, rien ne s’est passé comme prévu. Les bus auraient quitté Arafat sans accompagnateur et sans aucun encadrement. Et, à l’approche de Muzdalifah, les pèlerins, à moitié endormis et sans repères, auraient été débarqués au milieu de la nuit, loin de tout point de ralliement. Il faisait 57 degrés, des températures exceptionnelles qui ont impacté des individus souvent âgés et porteurs de maladies chroniques nécessitant un suivi, en particulier dans ces conditions extrêmes.
« Ils sont partis accomplir leur devoir mais aussi le vœu d’une vie, pas pour mourir. Bien sûr, nul n’a de pouvoir sur la volonté d’Allah mais ici, il y va de la responsabilité humaine », lance une jeune femme de Ben Guerdane (Sud-Est), qui vient d’apprendre le décès de son grand-père. Elle estime qu’encore une fois, comme lors des tragiques naufrages de bateaux transportant des migrants et partis des environs, la région paie un lourd tribut humain. Mustafa Abdel Kebir, président de l’Observatoire tunisien des droits de l’homme, confirme la mort de cinq pèlerins de la ville de Ben Guerdane dans les lieux saints ce samedi, jour d’Arafat, tandis que le militant de la société civile Achref Oudreni compte 12 décès et 200 personnes égarées sur le groupe parti de Ben Guerdane.
Il a fallu que les témoignages se fassent accablants pour que, mardi 18 juin, le chef de la mission sanitaire des pèlerins tunisiens, Hamadi Soussi, désigné par le ministre de la Santé Ali Mrabet, confirme des décès – mais également des cas de pèlerins égarés – tout en soulignant qu’un bilan précis ne serait possible qu’après consultation de tous les hôpitaux concernés. Entre temps, des pages Facebook partageaient des photos de pèlerins perdus, sans repères, afin de faciliter leur identification. Depuis, le ministère de la Santé ne s’est plus exprimé.
Des montres connectées ou des bracelets électroniques pour les pèlerins ?
« Comment peut-on égarer des personnes en 2024 ? », s’émeuvent les réseaux sociaux, où les propositions affluent en faveur de l’utilisation de moyens technologiques, précisant qu’il est temps d’en finir avec les comptages archaïques. Certains internautes suggèrent ainsi que « la Tunisie négocie avec un fournisseur de montres connectées ou de bracelets électroniques pour équiper ses pèlerins ». D’autres s’insurgent et rappellent que plusieurs fois déjà, l’opinion ainsi que des journalistes ont souligné les errances et les flops du ministre des Affaires religieuses. Pour eux, le traitement de cette tragédie du pèlerinage 2024 est inacceptable : si les propos du ministre, accompagné d’un pouce levé triomphant, engagent sa responsabilité, il est aussi redevable d’explications sur l’encadrement de ce rituel.
Le problème prend en effet sa source dans le traitement des dossiers du pèlerinage. Les autorités saoudiennes, gardiennes des lieux saints, octroient chaque année un quota de pèlerins par pays. Un chiffre toujours en deçà de la demande, si bien que des réseaux parallèles d’agences de voyage organisent aussi le rituel du Hajj depuis la Tunisie à travers des circuits de visas prélevés sur d’autres pays, ou dans des catégories autres que celles du pèlerinage. Mais aucune coordination n’est opérée entre le contingent officiel – qui compte cette année 10 982 âmes dont les 520 membres de la délégation officielle conduite par Chekib Ezzedini, composée notamment de cadres médicaux, paramédicaux et religieux – et les autres pèlerins. Résultat : nul ne sait combien de Tunisiens sont à La Mecque.
Sentant le vent tourner, la Fédération tunisienne des agences de voyage (FTAV) a pris les devants. Son vice-président, Sami Ben Saidane, dénonce en substance des « intermédiaires » et des « intrus », dont des sociétés de service, qui profiteraient de la situation pour organiser le pèlerinage sans y être habilités. Le ministère des Affaires étrangères a quant à lui affirmé qu’il n’y avait pas de distinction à faire entre les Tunisiens de la délégation officielle ou ceux détenteurs de visas touristiques. Le ministère de la Santé tunisien est aussi pointé du doigt. « Je reste à la disposition de la justice, il va y avoir des poursuites », commente un médecin proche de l’organisation. Ce dernier précise que les nombreuses précautions médicales mises en place par les autorités tunisiennes pour l’accompagnement des pèlerins, rassemblées dans un « cahier de procédures », ne sont plus respectées ni prises en compte depuis 2018.
Une facture de 19 970 dinars pour chaque pèlerin
Tout tient finalement à l’organisation du pèlerinage, ou plus exactement aux moyens mis en place pour sécuriser ce déplacement de milliers de personnes. « Au même moment, La Mecque accueille 1 833 164 personnes venues accomplir les dévotions du Hajj, 10 982 Tunisiens ne sont rien dans cette foule que l’on peine à imaginer, alors que dire d’un individu seul ou isolé ? Malheureusement, on dénombre déjà 577 décès, dont 35 Tunisiens », ajoute un pèlerin de 2022. Ce dernier indique qu’il avait apprécié, lors de son voyage, les répétitions organisées avant le départ pour familiariser les futurs pèlerins avec les rites, mais aussi avec la vie quotidienne sous des tentes.
« On nous avait recommandé de porter des signes de reconnaissance comme des casquettes identifiables de loin », précise le hadj. Il semble que ce genre de précautions n’aient pas été prises pour cette édition, certains dénonçant des économies de bouts de chandelle alors que les pèlerins, eux, ont dû s’acquitter de 19 970 dinars – soit 6 000 euros – cette année. Tous ceux qui en ont les moyens, en outre, ne sont pas partis : c’est un tirage au sort qui a permis de sélectionner les 10 982 ayant rejoint officiellement La Mecque, encadrés par la société des services nationaux et des résidences, ex-Montazah Gammarth, que mandatent les autorités tunisiennes pour cette mission, pour laquelle l’entreprise publique facture 16 400 dinars par personne. Auxquels s’ajoutent 3 570 dinars de billet d’avion.
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