Au Brésil, le calvaire des religions africaines

Dans le plus grand pays d’Amérique latine, les adeptes des cultes importés par les esclaves africains sont victimes de toutes sortes de discriminations. Une violence symbolique qui peut aller jusqu’à des attaques physiques. Reportage.

Prières à Iemanja, déesse de la mer dans le candomblé et l’umbanda, sur la plage de Rio Vermelho, près de Salvador de Bahia, au Brésil, le 2 février 2024. © Antonello VENERI/AFP

Prières à Iemanja, déesse de la mer dans le candomblé et l’umbanda, sur la plage de Rio Vermelho, près de Salvador de Bahia, au Brésil, le 2 février 2024. © Antonello VENERI/AFP

Publié le 5 septembre 2024 Lecture : 6 minutes.

Tijuca, banlieue nord de Rio de Janeiro, un jeudi soir de juin. Rires et conversations résonnent dans la cour de la casa de umbanda A Caminho da Paz. Des effluves d’encens aux vertus purificatrices s’échappent par les portes et les fenêtres. Soudain, les atabaques, d’imposants tambours originaires d’Afrique, se mettent en branle.  Pieds nus et de blanc vêtus, une trentaine de médiums frappent des mains en rythme. Leurs mouvements sont retransmis, dans le patio, grâce à un écran à l’image pixélisée.

La centaine de personnes présente ce soir-là est adepte de l’umbanda. Les ouailles de ce culte syncrétique afro-brésilien vénèrent à la fois Jésus-Christ et les orishas – des divinités de la nature, originaires d’Afrique de l’Ouest. Introduites par les esclaves installés de force au Brésil au XIXe siècle, les croyances d’origine africaine, telles que l’umbanda ou le candomblé, sont aujourd’hui pratiquées par 2 % de la population, majoritairement catholique et évangélique.

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Jésus-Christ et les Orishas

Au bout d’une heure environ, les fidèles entrent en transe. Ils sont possédés par des caboclos, des esprits métis ancestraux, qui, parfois, s’échappent du monde spirituel pour conseiller et guider les nouvelles générations. Quelques fenêtres s’illuminent dans l’obscurité qui enveloppe la petite cour mouvementée encerclée par une muraille d’immeubles tapis dans la pénombre.

Un moment de panique gâche la fin de la cérémonie. Une pomme, jetée de toutes forces depuis le troisième étage de l’un des bâtiments, vient percuter un umbandista. Citrons, mangues, fruits congelés… Depuis son ouverture, en septembre 2023, la casa A caminho da Paz est la cible d’attaques incessantes de la part du voisinage.

« C’est nous qui sommes agressés, or les forces de l’ordre nous traitent comme si nous étions des criminels », se désole Cristina Fernandes, mãe de santo [rang le plus prestigieux dans les traditions afro-brésiliennes]. En cause : le niveau sonore des trois atabaques. « Ces instruments font partie intégrante de notre culte, il nous est impossible de nous en passer », poursuit la responsable du terreiro – nom du lieu de culte de l’umbanda.

La législation brésilienne lui donne raison. Le principe d’ « égalité raciale » consacre en effet le « droit à la célébration de cérémonies religieuses, conformément aux préceptes des religions respectives ». Cristina Fernandes est formelle : ces attaques et ces plaintes sont l’expression d’un racisme religieux. « Nous sommes dans un quartier bohémien, dans une rue passante, remplie de bars, et nous sommes les seuls à être ciblés par des plaintes pour tapage, sachant que nous organisons nos cérémonies à 19 heures. »

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Plaintes pour racisme

Lieux de culte vandalisés ou incendiés, pratiquants violentés, harcèlement à l’école ou en ligne… La violence contre les religions à matrice africaine prend diverses formes. « On évite de poster sur les réseaux sociaux des contenus liés à notre spiritualité. Notre religion est en butte à toutes sortes de préjugés », souligne Isabela. Cette jeune bénévole, qui s’affaire derrière la buvette où l’on vend snacks et sodas, regrette que la société brésilienne ait « une vision très péjorative de l’umbanda ».

« Il s’agit d’un véritable racisme culturel. Notre religion est perçue comme étant pratiquée par des Noirs, ignorants et adeptes de magie noire. En réalité, nous vivons une spiritualité qui rend honneur à nos ancêtres », ajoute Mãe Gilda de Oxum, une figure du candomblé de São Paulo.

Manifestation pour la défense de la liberté religieuse, sur la plage de Copacabana, à Rio de Janeiro, au Brésil, le 17 septembre 2023. © Bruna Prado/AP/SIPA

Manifestation pour la défense de la liberté religieuse, sur la plage de Copacabana, à Rio de Janeiro, au Brésil, le 17 septembre 2023. © Bruna Prado/AP/SIPA

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La Baixada Fluminense est la région de l’État de Rio de Janeiro qui compte le plus grand nombre de lieux de culte appartenant à des religions d’origine africaine. Une enquête réalisée par l’ONG Droit à la mémoire et justice raciale révèle que 75% des terreiros y ont été victimes d’actes de racisme. Le nombre de plaintes pour intolérance religieuse déposées auprès de Disque 100, le bureau gouvernemental chargé de la lutte contre les discriminations, a considérablement augmenté ces dernières années au Brésil : de 615 en 2018 à 1 418 en 2023, soit une hausse de 140,3 %. Et, dans la grande majorité des cas, ce sont les religions d’origine africaine qui ont été visées.

« Certains de nos fidèles ont peur de venir en tenue traditionnelle. Nous nous faisons parfois insulter en pleine rue par des passants », s’inquiète Cristina. En juin 2015, le cas de Kaylane Campos, 11 ans, a fait la une des journaux locaux. Alors qu’elle rentrait chez elle à l’issue d’une cérémonie religieuse, la fillette avait été blessée à la tête par une pierre lancée à toute volée.

Ce racisme s’inscrit dans une longue histoire de persécutions qui remonte au temps de l’esclavage. Une fois débarqués sur les côtes brésiliennes, les esclaves étaient contraints d’assister à des cérémonies catholiques. Ils n’avaient pas le droit de professer leur foi en public et ils observaient leurs rites dans l’ombre, ce qui donna naissance à des syncrétismes.

Après l’abolition de l’esclavage, en 1888, leurs pratiques cultuelles ont continué à être stigmatisées et, même, réprimées judiciairement. Il n’est pas rare que la police fasse des « descentes » dans les terreiros. Aujourd’hui, les préjugés, attisés par l’État lui-même, collent encore à la peau des umbandistas ou des candomblistas.

Selon Hédio Silva Júnior, directeur exécutif de JusRacial, une plateforme publique qui promeut la justice raciale, « ce discours de haine s’est fortifié ces quarante dernières années au fur et à mesure que les Églises néopentecôtistes gagnaient du terrain ». Certaines d’entre elles diabolisent l’héritage culturel africain sous toutes ses formes : samba, carnaval ou encore candomblé.

« Le Brésil est censé être un État laïc, mais, dans la pratique, les religions liées à l’héritage colonial [catholicisme, protestantisme…] restent ancrées dans les organes institutionnels », note Patrick Melo, chercheur au sein de l’association Droit à la mémoire et justice raciale, dans le média Brasil de Fato.

Lula prend le contre-pied de Bolsonaro

Au Congrès du Brésil, un groupe de députés évangéliques et affiliés – la Bancada evangélica – pousse les intérêts évangéliques jusqu’au sommet de l’État. Au cours de son mandat, le président (d’extrême droite) Jair Bolsonaro a laissé ce lobby religieux s’exprimer sans retenue. « Ses quatre années à la tête du pays [2019-2022] ont légitimé un discours de haine. Ses soutiens ont toujours été racistes, et en toute impunité », déplore Monica Cunha, présidente de la Commission de lutte contre le racisme au conseil municipal de Rio de Janeiro.

Afin de combattre l’intolérance, le gouvernement de Luiz Inácio Lula da Silva – revenant de la gauche brésilienne et vainqueur de l’élection présidentielle d’octobre 2022 – a créé un Bureau de coordination pour la promotion de la liberté religieuse. Il est dirigé par Mãe Gilda de Oxum. « Nous avons récupéré le ministère de l’Intérieur, laissé à l’abandon, pour ne pas dire complètement détruit. Nous avons passé un an à réparer les dégâts avant de pouvoir commencer à prendre des mesures concrètes », précise-t-elle, créoles blanches aux oreilles. Les pistes de réflexion sont variées : mener des actions de prévention à l’école, promouvoir le dialogue interreligieux, favoriser la représentation des Noirs dans les films, améliorer la formation des forces de l’ordre qui reçoivent les plaintes des victimes…

« Les personnes qui se rendent à la gendarmerie manquent parfois à tel point de soutien qu’elles renoncent à porter plainte », s’insurge Mãe Gilda. Elle note cependant des progrès. La hausse des plaintes pour racisme serait, aussi, la preuve que la parole se libère.

Pour Monica Cunha, « la clé est de nommer de plus en plus de personnes [issues des minorités religieuses] à des postes à responsabilité et de créer des espaces de confiance ». Les autorités policières auraient tendance à minimiser la gravité des agressions, à les qualifier de querelles de voisinage ou de problèmes personnels. En théorie, l’article 5 de la Constitution assure « le libre exercice des cultes ». Le troisième chapitre du Statut de l’égalité raciale contient, lui, quatre articles qui garantissent la protection des terreiros. Plutôt que d’adopter de nouveaux textes, il faudrait donc commencer par faire respecter la législation existante.

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