Le caïd Nessim Samama (1805-1873), trésorier général du royaume de Tunisie. © DR
Le caïd Nessim Samama (1805-1873), trésorier général du royaume de Tunisie. © DR

Nessim Samama, le caïd qui ruina le royaume de Tunisie

Figure de la communauté juive du royaume de Tunis au milieu du XIXe siècle, Nessim Samama a connu la consécration en devenant trésorier général. Il reste aussi dans l’Histoire comme celui qui a plongé le pays dans une crise d’une telle ampleur que l’instauration du protectorat français s’en est trouvée facilitée.

Publié le 12 juillet 2024 Lecture : 5 minutes.

De g. à dr. : Le restaurateur Gilles Jacob Lellouche, la chanteuse et comédienne Habiba Msika, le caïd Nessim Samama et le défenseur des droits de l’homme Georges Adda. © Photos by KHALIL / AFP ; Wikimedia Commons ; DR ; Hichem
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Ces Juifs tunisiens qui ont marqué l’histoire de leur pays

Depuis le 7 octobre 2023, point de départ de la guerre à Gaza, l’image d’une Tunisie idéalisée, où toutes les confessions cohabitaient harmonieusement, s’est encore abîmée. La communauté juive, pourtant, a toujours joué un rôle important dans l’histoire du pays, comme l’illustrent les aventures de ces personnages flamboyants.

Sommaire

CES JUIFS TUNISIENS QUI ONT MARQUÉ L’HISTOIRE DE LEUR PAYS 1/4 – Les derniers convives s’extasiaient encore sur la beauté du site et peinaient à rompre l’enchantement d’une soirée de fin d’été qui faisait du palais du caïd Nessim Samama l’un des lieux les plus courus de Tunis. À deux pas du quartier franc, à la limite de la médina arabe et de La Hara, où s’était installée la communauté juive, le caïd Nessim avait érigé un palais dans ce style italianisant très en vogue en ce milieu du XIXe siècle. Pour lui, cette demeure, située rue El Mechnaka, était tout un symbole. Celui de sa réussite et de l’influence grandissante de sa communauté.

Quelque cent cinquante années plus tard, ce bâtiment, devenu une école publique, témoigne encore de cette période en apparence florissante où rien ne laissait présager la banqueroute à venir du royaume de Tunis.

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Mustapha Khaznadar entre en scène

Nul n’aurait imaginé, dans les années 1830, que Nessim, le marchand de tissu du souk El Grana, allait devenir l’un des plus puissants et opulents notables de Tunis. Fils du rabbin Salomon Samama, il ne se distinguait en rien de ses coreligionnaires. Très attaché à la tradition, Nessim peinait, tout en étant l’un des commerçants les plus avisés du souk, à faire vivre ses trois épouses, dont il n’arrivait pas à avoir d’enfant. C’est d’ailleurs dans la pratique de son métier, où il déployait ses étoffes et son bagout, qu’il se fit remarquer par l’un de ses clients, le général Benaïd, qu’il fascina par sa dextérité à manier les chiffres avec une incroyable éloquence.

Cette rencontre fortuite lui mit, dès le début des années 1840, le pied à l’étrier. Recommandé par le général, le négociant fut d’abord le caissier d’un notable, Mahmoud Ben Ayed. Celui-ci accéda rapidement à de hautes fonctions et, dans son sillage, Nessim fut chargé de la collecte des impôts, des recettes de la Douane, des fermages et des concessions sur les biens de première nécessité, parmi lesquels le sel, le savon et le charbon. Il fit fortune, apprit à prélever sa part et se fit remarquer par le tout-puissant et indéboulonnable Grand Vizir, Mustapha Khaznadar, qui, en 1852, le nomma trésorier général du royaume.

Dès lors, Nessim devint intouchable, d’autant que Khaznadar se servait lui aussi dans les caisses de l’État. Leur système était bien rôdé, et même audacieux. Le trésorier général prêtait à l’État, à titre personnel, des sommes colossales qu’il dérobait sur l’impôt ou les fermages, et se faisait rembourser moyennant des taux d’intérêts faramineux, pendant que les autres créanciers attendaient vainement un règlement. La corruption était si répandue qu’elle fut érigée en mode de gouvernance et qu’elle gréva, au fil des ans, l’économie du royaume de Tunis.

Des prêts au royaume de Tunisie

Nessim Samama devint le chef de la communauté juive de Tunis, qui lui octroya le titre de caïd (« celui qui conduit ») et le chargea de la représenter auprès du bey. Nessim-l’avisé-en-affaires laissa place à Nessim-le-philanthrope, qui dépensait sans compter pour les siens. Son palais abritait l’École de jeunes filles de l’Alliance israélite. Il fit construire une synagogue et une bibliothèque, vint au secours des démunis et maria les filles des familles pauvres. Il était au faîte de sa gloire quand il rencontra, en 1860, l’empereur Napoléon III, qui le fit chevalier de la Légion d’honneur.

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Doté d’un statut prestigieux, bardé d’honneurs et de médailles, Nessim n’aurait jamais imaginé, à l’époque où il n’était que vendeur de tissus, qu’il disposerait un jour d’un tel pouvoir. Il n’avait pas davantage anticipé que les dettes s’accumuleraient, le contraignant, dans une incessante fuite en avant, à contracter des emprunts auprès de puissances étrangères. La légèreté – ou un excès de confiance en soi – le poussa même à proposer à Khaznadar un prêt sur sa cassette personnelle, moyennant 12% d’intérêt.

C’est alors qu’éclata une épidémie de choléra, transmise par des pèlerins de retour de La Mecque. S’y ajouta un épisode de sécheresse grave. Le pays s’enlisa dans une crise économique sans précédent. En 1864, une révolte éclata. Ali Ben Ghedhahem, un chef tribal du Nord-Ouest, mena la fronde. Les créanciers s’impatientèrent, Nessim fut mandaté en France pour lever un emprunt de 17,5 millions de francs. Le grand commis de l’État sentit le vent tourner. Il mit à profit cette mission pour s’installer à Paris, en emportant sa fortune et ses archives.

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En 1873, Mustapha Khaznadar, que la commission financière internationale avait accusé de détournement de fonds, fut destitué. Cette crise conduisit le bey de Tunis à accepter le protectorat français, en 1881.

L’héritage de Nessim Samama

À Paris, Nessim continua de gérer ses affaires et les biens qu’il possèdait à Tunis. L’historien Abdelkrim Allagui évalue aujourd’hui ses détournements à 150% du budget du royaume. En exil, l’ancien trésorier général mena grand train. Il emménagea dans la très chic rue du Faubourg-Saint-Honoré et fit des investissements immobiliers dans les quartiers huppés de la capitale française. Pendant la guerre franco-allemande de 1870, il se réfugia à Livourne, en Italie, où il obtint du roi Victor-Emmanuel II le titre de « comte du pape » – distinction qui lui fut utile à titre posthume.

Nessim Samama s’éteignit en 1873. Aussitôt, ses créanciers tunisiens – le bey et Mahmoud Ben Ayed en tête –, réclamèrent leur dû, avec l’espoir de récupérer « 16 millions d’une succession estimée à 27 millions de francs » – espoir d’autant plus grand que l’ancien trésorier était sujet du bey et n’avait pas de descendants directs. Mais le rusé commerçant n’entendait pas se laisser spolier, fût-ce après sa mort ! S’ensuivirent des années de procès. Non seulement ses neveux héritèrent de son titre de comte, mais ils découvrirent que leur oncle pouvait être considéré comme un sujet italien et qu’il avait laissé un testament, rédigé à Paris en 1868.

Tout cela donna lieu à un incroyable imbroglio, où la détermination de la nationalité de Nessim au moment de sa mort devint une question centrale. Pour les Italiens, il n’était pas tout à fait un citoyen de leur pays puisqu’il n’avait pas accompli toutes les démarches de naturalisation. Rome estima donc qu’il était sans nationalité. Pour les Tunisiens, il était toujours un sujet du bey. La succession devint l’affaire « Samama contre Samama », où s’entrechoquèrent les dernières volontés de Nessim, le droit biblique, le droit italien, les demandes du gouvernement tunisien et les prémices du droit international.

Les différents procès donnèrent lieu à des réflexions sur la notion de nationalité mais n’apportèrent aucune réponse. En 1881, de guerre lasse, les héritiers testamentaires et ceux désignés par le droit biblique s’entendirent pour céder à la Banque Erlanger et Cie leurs droits à l’héritage contre une somme forfaitaire. Un accord qui convenait à tous, d’autant qu’avec le protectorat français, instauré le 12 mai 1881, la Tunisie ne pouvait plus se prétendre État souverain et donc se prévaloir d’un droit sur la succession de Nessim.

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