En Tunisie, la gestion locale en panne

Depuis le remplacement des conseils municipaux élus par des fonctionnaires, en mars 2023, la situation s’est dégradée dans les villes tunisiennes. Un problème que le président attribue avant tout à la corruption.

Le président de la République tunisienne, Kaïs Saïed, en déplacement auprès de la sous-direction des équipements de la municipalité de Tunis, le jeudi 27 juin 2024. © Présidence Tunisie

Le président de la République tunisienne, Kaïs Saïed, en déplacement auprès de la sous-direction des équipements de la municipalité de Tunis, le jeudi 27 juin 2024. © Présidence Tunisie

Publié le 2 juillet 2024 Lecture : 6 minutes.

Le président tunisien Kaïs Saïed a effectué ces derniers jours une série de visites surprises, qui ont été pour lui autant d’occasions de dénoncer les manquements des services municipaux et d’imputer à la corruption les dysfonctionnements et la gabegie de la gestion des collectivités locales du pays. Résultats : des limogeages en série sur le Grand Tunis sans que pour autant les problèmes aient été solutionnés. D’autant qu’ils se sont accumulés au fil des années.

Mais de quels problèmes parle-t-on précisément ? « Tunis est devenue une métropole, rien à voir avec la capitale des années 70 où le développement de la ville était maîtrisé », relève un architecte qui reconnaît que la capitale tunisienne est devenue impraticable, comme si son expansion avait été imprévisible.

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« Tout est compliqué »

Les usagers sont plus pragmatiques : « Nous avons trois fois plus de voitures pour des rues dont la capacité est inchangée, les nouveaux quartiers sont construits sur le principe d’îlots avec deux ou trois accès, sans compter toutes les difficultés à obtenir un système de voierie, d’évacuation et de collecte des ordures ménagères cohérent. Rien n’est fluide, tout est compliqué », résume un tout nouveau résident du quartier des jardins d’El Menzah, en première périphérie du centre de Tunis, qui sait qu’il faudra plusieurs années pour que son quartier n’ait plus une allure de chantier.

« On n’est même pas desservis par des transports en commun, c’est dire les difficultés pour circuler dans une ville qui n’a pas prévu d’alternative à la voiture », poursuit le témoin. Un problème majeur de la capitale où l’on s’étonne quand un bus arrive à l’heure. Entre-temps, ce propriétaire peine, comme les autres riverains, à obtenir un minimum des services municipaux. « Plus personne ne veut décider depuis qu’il suffit d’une accusation quelconque pour être convoqué par un juge », explique un agent de la voierie de la Cité El Kadhra, qui explique subir à la fois une hiérarchie qui se défausse de ses responsabilités et un manque de moyens.

Ce constat, le président Kaïs Saïed lui-même a pu le faire lors de sa visite à la sous-direction des équipements de la municipalité de Tunis, où le nombre de véhicules en panne était impressionnant. « Au moment de la révolution, beaucoup de véhicules avaient été endommagés, très peu ont été remplacés et il n’y a pas eu de réels recrutements », explique un agent de la voierie d’El Manar, qui rappelle que la municipalité n’a pas prévu de points de collecte des ordures et que le camion ne peut passer dans toutes les rues, sans compter l’incivilité des promoteurs immobiliers qui font déverser en toute impunité les déchets de construction dans les terrains vagues à proximité.

Manque de cohérence

« Personne ne les verbalise, personne ne sévit, cela dure depuis des années. Il suffit de glisser un petit billet pour que l’attention soit détournée », rapporte un habitant d’El Menzah 9 C, qui regrette d’avoir quitté son vieux quartier d’El Omrane où ces nuisances n’existaient pas. « On est encore sur un legs du temps du protectorat », tacle le riverain qui rappelle que des sangliers ont été vus sur la colline en face, à Ennasr, où il y a moins d’immondices.

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Son voisin, qui a suivi les visites présidentielles inopinées, estime que le problème des pôles urbains est dû à une absence de cohérence. « Quand il n’y a plus de conseils municipaux et que, sur 24 gouvernorats que compte le pays, neuf sont sans gouverneur, dont celui de Tunis, il n’y a plus d’autorité pour faire respecter les lois. C’est d’abord de cela qu’il s’agit. On n’a plus droit au repos, certains chantiers tentent de travailler même le dimanche. »

Une situation exceptionnelle, mais son agacement et sa colère contenue sont partagés par la plupart des habitants de Tunis et de Sfax, deux villes qui ne facilitent pas la vie à leurs usagers. Il déplore le fait que le président ait focalisé son attention sur les plantes ornementales, qui sont fournies par des pépinières municipales, alors que la ville, dans un contexte de stress hydrique et de début d’été caniculaire, manque de tout et surtout « de poubelles et d’éducation citoyenne ». « Verbalisons les contrevenants », propose cet homme, qui se dit prêt à organiser un comité de quartier pour veiller à la propreté.

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À La Marsa, même son de cloche : les riverains sont excédés par les élagages d’arbres qui sont opérés en dehors de l’hiver et qui privent les rues d’une ombre bienvenue en été. « On n’en est pas à essayer de faire joli et de mettre des fleurs qu’il faut arroser. Il faudrait d’abord préserver ce que l’on a. Voyez les dégâts dans les zones touristiques et faites l’estimation des constructions peu esthétiques qui obtiennent mystérieusement des autorisations de bâtir », dénonce un militant d’une association environnementale.

Refonte du système

Les différents projets politiques qui ont été proposés depuis la chute du régime de Ben Ali en 2011 ont tous inscrit en priorité la gestion locale comme rouage d’inclusion et de développement, mais ont divergé sur les solutions à mettre en place. Treize ans plus tard, les communes sont au ralenti et les villes au bord du collapsus, notamment en matière de collecte des déchets. Sfax avait connu une crise sans précédent en 2021 mais les centres de traitement des déchets n’ont pas été améliorés. Après la tentative de décentralisation inscrite dans la Constitution de 2014 et la fin de la tutelle des collectivités locales par le ministère de l’Intérieur, une certaine autonomie a été accordée en 2018 avec la tenue d’élections municipales. Mais ce système n’a pas eu le temps de faire un tour de chauffe qu’il fut balayé par la refonte portée par le projet politique du président Kaïs Saïed, avec de nouveau une mise sous tutelle des collectivités locales.

Après son offensive sur le pouvoir de juillet 2021, le président a déroulé la mise en place d’une nouvelle République. De nouvelles institutions ont été mises en place, la refonte du système a été si profonde et le démantèlement des structures de pouvoir si général que toute la marche du pays en a été affectée. C’est notamment le cas pour les collectivités locales : depuis mars 2023, alors que l’ancien système prévoyait la tenue d’un scrutin municipal, la dissolution des conseils municipaux par décret présidentiel a grippé la machine de la gestion des communes, d’autant que les délégations spéciales qui devaient les remplacer n’ont pas vu le jour.

Tout cela s’inscrit dans la logique de la Constitution adoptée en août 2022, dont l’un des principes est que tous les pouvoirs – hormis ceux du président de la République – sont convertis en « fonctions ». La loi fondamentale installe également une seconde chambre, le Conseil national des régions et des districts, en charge, via des élus locaux et un système complexe de désignation, de faire remonter les demandes du peuple jusqu’au centre de décision à Tunis, qui fixe les priorités. Mais ce Conseil, si ses membres ont bien été choisis, n’est pas encore vraiment en activité : « Certaines précisions manquent pour spécifier ses relations à l’Assemblée et aux communes et cadrer son fonctionnement », précise un député de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). On imagine mal, néanmoins, comment cette deuxième chambre, même une fois qu’elle fonctionnera, pourrait se substituer au quotidien à des structures de gestion municipales.

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