À Tunis, entre boycott et reconduction, la présidentielle alimente les conversations
Après une longue attente, la date de l’élection présidentielle tunisienne a enfin été annoncée. Dimanche, à Tunis, l’information animait les discussions, même si les élections législatives françaises étaient aussi dans tous les esprits. Reportage.
Chaque dimanche matin, Tunis oublie son effervescence habituelle pour se mettre au rythme d’un gros bourg de province, encore somnolent, mais toujours prêt à d’interminables palabres. L’arrêt au café pour échanger avec des amis est l’une des étapes du rituel dominical de Ridha, chef d’une petite entreprise de meubles en fer forgé. « Il n’a jamais oublié le quartier, ni les amis d’enfance », dit de lui Ali, son vieux camarade de l’école des maristes, aujourd’hui architecte.
Ce dimanche, ceux qui ont un temps banni la politique tunisienne de leurs discussions pour préserver leur amitié s’enthousiasment pour les élections en France et estiment que le barrage au Rassemblement national sera effectif, mais qu’il ne pourra pas être réactivé une autre fois. « La France s’est souvent trouvée dans cette situation et n’en a jamais tiré les conclusions qui s’imposent », déplore Ridha, qui se souvient du fameux duel Chirac-Le Pen en 2002. « On avait commenté ce scrutin à cette même table », se rappelle son ami, qui jure ses grands dieux que ce sera la même chose pour l’élection présidentielle tunisienne le 6 octobre. « J’irai voter à l’ouverture des bureaux et je retrouverai les copains avant de faire les courses au marché central. »
Rendez-vous est pris. Mais face à lui, son ami Mondher blêmit et confie qu’il envisage de boycotter le vote si les conditions imposées aux candidats et les arrestations ne leur permettent pas de postuler pour la présidence. Quelqu’un fait lui fait signe de parler moins fort, le malaise s’installe autour des cafés froids quand un autre ami s’impatiente : « Jusqu’où va-t-on se taire ? De toutes manières, s’ils veulent en finir avec nous, ils trouveront les moyens. » Son voisin de table, Khaled, approuve et rappelle la mésaventure de la chroniqueuse et avocate Sonia Dahmani, qui vient d’écoper d’un an de prison pour avoir « diffusé de fausses nouvelles », selon la définition qu’en donne le très décrié décret 54. Et ce simplement pour avoir, lors d’une émission de télévision, sur la chaîne Carthage +, lancé ironiquement en commentaire : « Ce pays est formidable. »
Tous les habitués du dimanche matin à la terrasse de l’Univers, café emblématique de l’avenue Bourguiba, fréquenté par plusieurs générations de membres de l’opposition, sous les présidences de Bourguiba, puis de Ben Ali, se souviennent que « siroter une bière ici était un acte militant, être vu avec certains journalistes ou cinéastes aussi », se rappelle Ridha, qui refuse de baisser les bras. « Notre silence est insupportable. Il en va de l’avenir de nos entreprises, de nos enfants… Se taire est comme une acceptation, une résignation ou une complicité, avec le retour de pratiques que nous pensions oubliées. »
Son ami d’enfance le traite de « vieux révolutionnaire » et lui rappelle que jusqu’à présent, les candidats qui se sont déclarés pour affronter Kaïs Saïed à la prochaine présidentielle ne sont pas tout à fait convaincants. « Quels projets ? Quelle Tunisie veut-on ? Des questions qui n’avaient pas été vraiment posées aux candidats en 2019. Sans compter que personne n’a vraiment analysé les réponses, ni vraiment consulté la population », tacle Mondher, tandis qu’Ali assure que le pire est l’abstention et qu’il faut donner sa chance à un projet politique encore trop récent pour qu’il puisse s’adosser à des résultats.
Depuis 2011, les problèmes toujours pas résolus
Certains sourient et évitent de commenter, alors que d’habitude, ils ont toujours la répartie facile. « En 2019, nous nous sommes éloignés les uns des autres à cause de la politique. Certains soutenaient Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre. D’autres estimaient qu’elle avait une attitude nuisible à la démocratie. Finalement, elle n’a plus été d’actualité et nous avons préféré notre amitié de 40 ans, malgré nos dissensions », résume Ridha.
Mourad, qui vient d’assister aux derniers échanges, confirme que le pays est calme, que malgré toutes les hausses de prix, il n’y a pas eu d’émeutes et que le peuple ne semble pas contrarié par son quotidien. Il reconnaît que le départ d’une centaine d’entreprises italiennes, et d’autant de sociétés françaises, révèle aussi toutes les difficultés économiques du pays. « En fait, nous avons les mêmes problèmes depuis 2011 et ils n’ont pas été résolus », admet-il. Le mythe du pays attractif pour les investisseurs a fait long feu. Tout est si cher et les règles si complexes, qu’un entrepreneur réfléchit à deux fois avant de lancer un projet.
Ils sont interrompus par Manel, la fille de Ridha, qui vient chercher son père pour faire les courses. Entre deux verres de citronnade pour étancher sa soif – il fait déjà 36 degrés à 10 heures du matin –, elle souhaite une bonne année 1446 aux amis de son père, qui ont tous oublié qu’on célèbre, ce même jour, le nouvel an de l’Hégire. « On est tellement pris par le quotidien qu’on en oublie nos coutumes », s’agace Mondher, qui se souvient soudain que son épouse a, depuis la veille, lancé la cuisson à feu doux d’une mloukhia, un ragoût de corète à l’agneau, dont la couleur vert sombre augure d’une année d’abondance.
Confus de ne pas avoir encore présenté ses vœux à sa famille, Mondher quitte la table, tandis qu’Ali relance la discussion sur les élections présidentielles. Ridha plaisante : « Pas devant ma fille voyons ! », mais Ali persiste à dire que le seul choix est de renouveler la confiance au président Kaïs Saïed. « Si on a un programme précis de ce qu’il compte entreprendre sur ce nouveau quinquennat et qu’il étoffe son entourage avec des profils de qualité », concède Ridha, qui assure que le 6 octobre est encore loin et qu’il reste du temps pour se décider.
L’avenir de la jeunesse en question
Manel presse son père : elle veut pouvoir rejoindre des amis à la plage et compte négocier une rallonge d’argent de poche. Hier, elle s’est rendue au concert du luthiste virtuose Anouar Brahem, à Dougga, à une centaine de kilomètres de Tunis, et en a eu pour 120 dinars, entre le billet, l’essence et le méchoui au bord de la route. Son dimanche à Hammamet sera tout aussi dispendieux, avec 80 dinars pour un parasol et des transats sur une plage privée, où le moindre plat à la carte est à 45 dinars. Le prix d’un kilo de viande d’agneau ou de veau en boucherie.
Étudiante en troisième année d’HEC, la jeune femme plaide sa cause : « Tout est cher à Tunis, un livre coûte plus qu’un plat dans un restaurant étoilé. J’étudie toute l’année, l’été, je ne tiens pas en place. Mais j’ai revu mes habitudes, le coût de la vie est tel que je n’envisage plus de voyager, et sans les coups de pouce de mon père, je ne ferai pas grand-chose. Je me console en me disant que je consomme tunisien. » Son père s’insurge contre les autorités locales qui permettent l’exploitation des plages sans que les tunisiens aient accès librement à la mer. « Devoir payer pour se baigner est un abus, un scandale », grommelle l’entrepreneur, qui cède à sa fille quelques billets.
En aparté, Ridha confie son inquiétude quant à l’avenir des jeunes. Quand il était actif dans le milieu associatif, dans les années 2012-2017, il avait eu l’occasion de constater la résilience des démunis, la détermination de certains jeunes, mais également la vacuité que vit la majorité d’entre eux. « Je ne m’inquiète pas pour ma fille, elle a les moyens de s’en sortir. Mais les autres ? Que vont-ils devenir alors qu’ils sont livrés à eux-mêmes dans la rue et sans aucun encadrement ? » Il regrette que personne ne cherche à valoriser le travail et à en faire un réel objectif qui permettrait d’avoir un projet commun pour remettre sur pied le pays. « Je rêve à voix haute », soupire Ridha, qui comprend que les jeunes partent et assure que s’il avait vingt ans de moins, il aurait, lui aussi, tenté sa chance ailleurs.
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