Qui est Fergie, l’héritier américain installé à Tunis, investisseur dans le Club Africain ?

Installé à Tunis depuis quelques mois, Fergie Chambers, millionnaire anticapitaliste, marxiste converti à l’islam, s’est illustré tant par son soutien financier à l’un des principaux clubs de foot de la capitale que par son discours transgressif. Qui est donc ce « révolutionnaire » qui dit militer pour le « Sud global » ?

James Cox Chambers Jr, dit Fergie Chambers. © DR

James Cox Chambers Jr, dit Fergie Chambers. © DR

Publié le 12 juillet 2024 Lecture : 9 minutes.

Et si financer une révolution était l’ultime pied de nez qu’un gosse de riches pouvait faire à son milieu d’origine ? Et si, en plus, cette révolution passait par un club de foot populaire, mais en perdition, dans un pays, la Tunisie, qui a déchanté de la révolution ? C’est par un message sur X que James Cox Chambers Jr., dit « Fergie » Chambers, a expliqué mardi 2 juillet : « Je suis très heureux de clarifier que je suis l’investisseur américain du Club Africain. L’entreprise Cox n’a rien à voir avec cet accord. Il s’agit de l’entreprise de ma famille et je n’y suis pas associé. J’investis individuellement et nous allons créer une entreprise pour le développement du sport en Tunisie. »

Le bruit courait depuis quelques jours qu’un riche héritier américain mettrait sa fortune à contribution pour redresser les comptes du Club Africain (CA), l’un des clubs de foot mythiques de la capitale. Mais le nom de Cox étant inconnu en Tunisie, les milieux sportifs et les supporters du CA, spéculaient sur les intentions de cet étrange investisseur.

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Il faut dire que le foot tunisien, bien que sa ligue soit professionnelle, a sombré depuis plusieurs années dans des tourmentes sans fin : infrastructures vieillissantes et impraticables selon les normes de la Confédération africaine de football (CAF), chantiers de stades à l’arrêt pour cause de  corruption, président de la Fédération tunisienne de football en prison depuis des mois sans procès en vue, matchs joués à huis clos quand ceux qui se disputent devant du public finissent par des affrontements sanglants entre supporters et forces de l’ordre… Les espoirs de rayonnement, nés de la révolution, ont laissé la place à un chaos généralisé. Pourquoi donc un riche héritier américain s’aventurerait-il là-dedans ?

Héritier d’une entreprise « capitaliste pourrie comme les autres »

James Cox Chambers est l’arrière-petit-fils de James Middelton Cox, ancien élu au Congrès américain, gouverneur de l’Ohio et candidat démocrate à la présidence des États-Unis en 1920. Parallèlement à sa carrière politique, cet aïeul, né en 1870 dans l’Ohio, a fait son apprentissage au Cincinnati Enquirer, un journal local. Puis, flairant l’opportunité financière, il a construit petit à petit un conglomérat de journaux et de télévisions devenu aujourd’hui le géant Cox Entreprises, que l’arrière-petit-fils qualifie dans une interview au New York Post d’entreprise « capitaliste pourrie comme les autres ». L’empire médiatique, basé à Atlanta, vaut aujourd’hui plus de 37 milliards de dollars, dont Chambers devait hériter, avant de couper les ponts avec sa famille et de se contenter de 250 millions de dollars, qu’il a promis d’utiliser pour financer la révolution.

Fergie Chambers, né en 1985, a grandi à New York avec sa mère et fréquenté le prestigieux établissement scolaire Saint Ann’s de Brooklyn. Dans un long portrait, le média américain Vanity Fair rapporte que le jeune homme qui vit dans un milieu bourgeois bohème d’artistes, lit les écrits de Marx et Lénine, découverts grâce à un professeur de Saint Ann’s, et se passionne pour le communisme. Sujet dès son enfance à des problèmes psychologiques, il fait des allers-retours en services psychiatriques puis, plus tard, en centres de désintoxication. « J’ai compris que c’était [la drogue], la seule solution offerte, par la société libérale occidentale », confie-t-il sur ses années de lycée.

Une addiction qui le poursuit à l’université. Étudiant au Bard College dans l’État de New York, il passe une période tourmentée qui le conduit, alors que sa famille est protestante, à se convertir au catholicisme où il dit trouver de l’apaisement. À 21 ans, sobre, il épouse une Russe et devient très vite papa. Ses différents séjours à Moscou et à Saint-Pétersbourg nourrissent sa russophilie. Il se passionne pour la langue et la littérature communiste… et décide, quelques années plus tard, de se convertir au christianisme orthodoxe pour fréquenter la même église que sa femme et ses trois enfants. Ce tropisme le poussera, des années plus tard, à soutenir la Russie dans son offensive contre l’Ukraine, et à se rendre au Donbass comme correspondant de guerre.

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« Une personne politique d’une manière significative »

Cette accalmie familiale ne dure pas. Rattrapé par ses démons et ses addictions, Fergie met fin à son mariage et repasse par un période d’instabilité : drogue, prison, histoires d’amour tumultueuses… Il devient de plus en plus virulent sur les réseaux sociaux, où il affiche clairement son aversion envers le capitalisme, ainsi que ses ambitions révolutionnaires.

Sa vocation à renverser l’ordre établi se construit en opposition au déterminisme de son milieu social, et s’incarne dans plusieurs combats militants auxquels il prend part. Il veut, dit-il, être « une personne politique d’une manière significative ». Fergie s’engage dans le mouvement Occupy Wall Street et en devient donateur, il manifeste lorsque Michael Brown est tué à Ferguson, participe à des colloques altermondialistes… « Les personnes les plus opprimées par un système sont souvent celles qui ont le moins de capacité à trouver des idées susceptibles de renverser ce système. Ce sont les membres de l’élite qui trahissent leurs origines et constituent l’avant-garde intellectuelle », s’explique-t-il au journal américain Air Mail.

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C’est quand l’empire Cox entreprend de financer le Centre de formation à la sécurité publique d’Atlanta, connu sous le nom « Cop City », que sa rupture avec sa famille est actée. Il s’oppose fermement à la création de ce campus de 109 millions de dollars où la prochaine génération de policiers sera formée, considérant le projet comme « l’art de l’oppression ». Avec son « ACAB » (All Cops Are Bastards) tatoué ostensiblement sur le cou, il prend part aux manifestations contre « Cop City » et met sa fortune à contribution. C’est à cette époque aussi que son divorce financier avec l’héritage familial est prononcé.

La « commune » du Birkshire pour la Palestine

Sa vie privée prend un tournant quand il rencontre Stella Schnabel, la fille du peintre et cinéaste Julian Schnabel, une ancienne camarade de Saint Ann’s. Ils tombent amoureux et s’installent ensemble. Un enfant naît, son quatrième. La famille s’installe au Massachusetts, dans le Birkshire, où Fergie Chambers acquiert des terrains pour y fonder une « commune » peuplée d’anticapitalistes et d’altermondialistes dont il se proclame « secrétaire général ». Comme il l’avait fait à Atlanta, il fait fructifier son argent dans le Massachusetts en gérant des salles de sports et en investissant dans des clubs de MMA et de jujitsu.

Après les attaques du 7 octobre 2023, considérant le Hamas comme un mouvement de résistance légitime, il tient des propos de plus en plus virulents à l’égard d’Israël, provoquant l’ire des autorités républicaines de son État de résidence. Il s’active avec les associations propalestiniennes qu’il arrose allègrement de dons, de l’argent « injustement » gagné pour financer une cause « juste » se justifie-t-il.  Ses sorties médiatiques envenimées contre les États-Unis, son antisionisme revendiqué et sa participation à des actions émaillées de violences lui valent une attention judiciaire. Est-ce la raison qui l’a conduit à s’installer en Tunisie, pays qui n’a pas d’accord d’extradition avec les États-Unis, s’interroge la presse américaine ?

Pour l’homme de 39 ans, cette destination s’inscrit parfaitement dans sa trajectoire militante pour le « Sud global » : « Nous développons beaucoup de théories aux États-Unis, mais elles ne sont pas ancrées dans la résistance internationale », explique-t-il au Air Mail. « Le fait d’être dans le monde islamique, dans le Sud global, proche de ce qui se passe en Afrique de l’Ouest, en Palestine, et même en Ukraine, m’aide à me sentir plus proche de ces choses. »

Rejoint à Tunis par femme et enfant, il se convertit à l’islam. Stella fait de même. « Lorsque j’ai ouvert le Coran, assure-t-il, il a répondu aux questions que je me posais depuis des années sur la foi et la dévotion. Il a commencé à m’apporter une paix que je n’avais jamais ressentie auparavant. Pendant des décennies, j’avais eu recours à la marijuana pour faire face à l’existence. Une fois que j’ai dit la Shahada (déclaration de foi de l’islam), et que j’ai commencé à prier cinq fois par jour, je n’ai plus ressenti le besoin de la marijuana dans ma vie. Je n’ai pas fumé d’herbe. Je n’ai plus ressenti la même anxiété. »

Il faut dire qu’à Tunis, la législation sur la consommation de drogue n’est pas des plus clémentes. Et l’héritier américain a d’autant plus de raisons d’être irréprochable qu’avec l’annonce de son mécénat pour le Club Africain, il fait l’objet de toutes les attentions. Le pays aux 12 millions d’habitants vibre au rythme de son foot qui reste l’un des derniers champs publics où la parole est libre. Les clubs de la capitale attisent donc la passion des foules.

Le Club Africain, un symbole de résistance

C’est d’ailleurs sans doute cet enthousiasme autour du CA qui l’a attiré vers le club rouge et blanc. Fondé en 1920 et connu pour sa résistance à l’époque coloniale, il est considéré comme celui des « prolétaires ». Ses supporters et ses groupes d’ultras, emplissant les stades même aux heures les moins glorieuses, scandent des chants protestataires, brandissent des affiches subversives et n’hésitent pas à affronter la police dès qu’elle cherche à réprimer leur irrévérence. Mais le CA a souffert ces dernières années d’une gestion financière calamiteuse. Comme lors de la période de 2012 à 2017, durant laquelle Slim Riahi, homme d’affaires à la fortune d’origine douteuse, a pris la direction du club et s’en est servi pour nourrir ses ambitions politiques. Tombé sous le coup d’un mandat d’arrêt, il a fui la Tunisie, laissant derrière lui une ardoise que le club peine encore à effacer.

Les clubs de football en Tunisie ayant le statut d’association à but non lucratif, ils ne peuvent avoir le même fonctionnement financier que d’autres clubs dans le monde. Se pose alors la question de la contribution de Fergie Chambers. Est-il question d’un contrat de sponsoring ? D’un investissement ? Les instances du CA et Fergie lui-même restent flous sur les détails, ce qui n’a pas manqué d’alimenter le ressentiment des clubs rivaux. Une chose est sûre : il tient à ce que son action s’inscrive dans un cadre légal et en coordination avec les autorités sportives du pays. C’est ce qu’on peut lire dans un communiqué du ministère de la Jeunesse et des Sports.

Par ailleurs, Fergie Chambers a l’air de savourer sa vie tunisienne. À chacune de ses sorties, il affiche fièrement un détail vestimentaire local traditionnel. Comme si, le discours révolutionnaire étant insuffisant pour s’intégrer dans une société épuisée de la révolution, il lui fallait recourir au folklore. Il partage sur les réseaux ses pérégrinations entre les cafés populaires de la Médina et les plages chics de la banlieue, ponctuées de passages sur les gradins d’un stade de foot ou de basket, où il s’époumone à chanter en arabe – langue qu’il commence à maîtriser – à la gloire de son club de cœur, le CA.  « Je suis tombé amoureux de l’esprit de résistance et de l’identité prolétarienne de ce club dès que je suis arrivé à Tunis, l’année dernière. J’ai longtemps rêvé de m’associer à un club pour donner du pouvoir aux supporters, pas pour boire leur sang […]. Quelque chose est née de l’amour du sport et de la culture, et non de l’argent », écrit-il sur Facebook.

Une sémantique qui n’est pas forcément du goût du pouvoir en place, qui a récemment interdit aux lycéens de se présenter aux épreuves du bac portant un keffieh et remplit les prisons de journalistes et d’opposants à Kaïs Saïed… Fergie, lui, érigeant la Tunisie en modèle révolutionnaire, ne se prononce pas sur le tournant répressif du pouvoir en place. Mais peut-être cela aussi évoluera-t-il. Avec James Cox  Chambers, on n’est jamais à l’abri d’une surprise.

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