Gilles Jacob Lellouche (1959-2023), qui fut, entre autre, le patron du restaurant Mamie Lily, à La Goulette (Tunis). © Khalil/AFP
Gilles Jacob Lellouche (1959-2023), qui fut, entre autre, le patron du restaurant Mamie Lily, à La Goulette (Tunis). © Khalil/AFP

Gilles Jacob Lellouche, le touche-à-tout de La Goulette

Artiste à ses heures, créateur d’entreprise, candidat à la députation… Pur produit de la communauté juive de La Goulette, le patron du célèbre restaurant Mamie Lily a surfé sur la vague d’une cuisine judéo-arabe aux saveurs pleines de nostalgie. Quitte à prendre pas mal de libertés avec la vérité.

Publié le 15 juillet 2024 Lecture : 5 minutes.

De g. à dr. : Le restaurateur Gilles Jacob Lellouche, la chanteuse et comédienne Habiba Msika, le caïd Nessim Samama et le défenseur des droits de l’homme Georges Adda. © Photos by KHALIL / AFP ; Wikimedia Commons ; DR ; Hichem
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Ces Juifs tunisiens qui ont marqué l’histoire de leur pays

Depuis le 7 octobre 2023, point de départ de la guerre à Gaza, l’image d’une Tunisie idéalisée, où toutes les confessions cohabitaient harmonieusement, s’est encore abîmée. La communauté juive, pourtant, a toujours joué un rôle important dans l’histoire du pays, comme l’illustrent les aventures de ces personnages flamboyants.

Sommaire

CES JUIFS TUNISIENS QUI ONT MARQUÉ L’HISTOIRE DE LEUR PAYS 4/4 – Dans la banlieue nord de Tunis, et en particulier à La Goulette, où il est né en 1959, Gilles Jacob Lellouche était connu comme le loup blanc. Dans sa famille, pourtant, la vedette fut d’abord son frère aîné, Sydney, champion de volley-ball et coqueluche de son quartier dans les années 1960- 1970. Jacob, lui, était le petit dernier. Mais c’est bien à lui, ainsi qu’à Lily, sa mère, que le réalisateur Karim Belhaj s’apprête à rendre hommage dans un film qui sera bientôt sur les écrans et dont le titre, La Question juive en Tunisie, fait écho à celui d’un article de Karl Marx, publié en 1844.

Cuisine judéo-arabe

Pour comprendre cet intérêt, retour sur le parcours de celui qui fut, entre autres, le chef cuisinier fétiche de La Goulette. Jacob suit toute sa scolarité dans la capitale, à l’école Carthage Byrsa, puis au lycée Carnot. Après un baccalauréat venu couronner des études secondaires au cours desquelles il a accumulé plus de « potes » que de bonnes notes, Jacob vit son premier choc culturel lorsqu’il s’installe à Paris. Ses sœurs, elles, ont fait leur alyah : elles sont parties s’installer en Israël.

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En France, malgré un grand amour, un mariage et deux magnifiques enfants, Jacob ne parvient pas à dissiper son malaise : il est brillant, déborde de projets, mais en réalise peu. Il a soif de réussite, et Paris ne lui déroule pas le tapis rouge.

Avec sa moustache qui frise et son regard taquin, le Tunisois possède pourtant une tchatche impressionnante, propre à séduire les interlocuteurs les plus rétifs. Elle lui permet d’enjoliver la réalité, de s’arranger avec les contrariétés, et de toujours tirer son épingle du jeu. Son extravagance et ses gestes théâtraux participent à son art du récit et à sa manière de convaincre du bien-fondé d’idées saugrenues. Comme cette trouvaille, qui consiste à commercialiser à un prix prohibitif trois gouttes de fleur d’oranger dans une éprouvette sous l’étiquette « L’air du pays » . Un coup marketing qui trouva un financeur… mais peu de clients.

À la fin des années 1990, Jacob est de retour à Tunis. Là encore, il se compose un personnage : celui du grand gaillard à la marinière, qui a la nostalgie de La Goulette. Un retour au bercail et dans le giron de Lily, la matriarche aux yeux immenses, qui en a vu de toutes les couleurs depuis sa naissance en Libye.

À la mort de son époux, qui était boucher, Lily aurait pu prétendre à une retraite tranquille, mais elle a continué à travailler en cuisine, au restaurant Les Jasmins, que tient Patrick Sebag. Cet établissement, qui a remis La Goulette à la mode, est longtemps resté un pilier des nuits tunisoises jusqu’à ce qu’il soit rattrapé par des problèmes de gestion, en 2023. Des difficultés aggravées par une interview, accordée en 2005 à un média israélien, dans laquelle Patrick Sebag disait envisager « de déménager en Israël ».

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La révolution tunisienne de 2011

Jacob, lui, comprend rapidement que la conjoncture se prête à la nostalgie. Il sait que les Tunisiens sont friands de cuisine judéo-arabe. Or, celle-ci n’est plus servie dans les restaurants. Le contexte politique est à l’ouverture à la communauté juive et, malgré l’attentat contre la synagogue de la Ghriba, en 2002, les indicateurs sont au beau fixe. Il ouvre donc son restaurant, Mamie Lily. Le concept est simple : ce sera « comme à la maison ». Une villa coloniale flanquée d’un jardin exubérant, au cœur de La Goulette, sera le décor rêvé pour l’enseigne, qui attire rapidement le tout-Tunis.

L’adresse conviviale, où officient mère et fils, devient le repère préféré des grandes tablées de copains, et, aussi, de tous ceux qui veulent que la gastronomie tunisienne se renouvelle et sorte des sentiers battus. Si les privilégiés passent par la cuisine pour saluer Lily avant d’accéder à la salle, rares sont ceux qui savent que les spécialités qu’ils dégustent sont congelées, puis passées au micro-onde à la demande. « Un truc de restaurateur », pensent les avertis, devenus des amis indulgents.

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Jacob réussit en quelque sorte là où la diplomatie a échoué. Dans un joyeux désordre, il reçoit aussi bien les membres de l’éphémère Bureau d’intérêt israélien qu’un tout-Tunis en quête de l’insouciant communautarisme que décrit Férid Boughedir dans son film Un été à La Goulette. Avec sa faconde, le chef excelle à donner l’illusion d’un « vivre ensemble » simple, amical, bon enfant. Au fil du temps, le restaurateur, qui se pique de création artistique, lance « Les sales gosses », une marque de produits d’artisanat de son cru fabriqués par des marginaux. Lily n’apprécie pas ces jeunes, qu’elle considère comme des petites frappes opportunistes et source de problèmes. Certains amis non plus. Ils prennent leurs distances.

« Je considérais Jacob comme un frère, mais je me suis rendue compte qu’il mentait impunément », assure l’une de ses intimes, qui s’est éloignée en découvrant qu’il s’était dangereusement rapproché, en 2007, du puissant Imed Trabelsi, neveu de l’épouse du président Zine el-Abidine Ben Ali, qui a mis La Goulette en coupe réglée et règne sur toutes sortes de trafics.

Après la révolution de 2011, Jacob Lellouche occulte soigneusement cette relation. Il est alors candidat de l’Union populaire républicaine (UPR) à l’Assemblée constituante – le premier et le seul Tunisien de confession juive à se présenter à la députation, notera-t-on à l’époque.

Il ne sera pas élu. Cela n’empêchera pas ce touche-à-tout, qui a publié plusieurs livres sur la cuisine judéo-arabe, de continuer à brasser des projets, en particulier celui d’un musée de la mémoire juive pour lequel il crée une association, Dar El Dhekra (Maison de la mémoire), installée au-dessus de son restaurant. L’initiative, louable, ne s’accompagne d’aucun travail historique digne de ce nom.

La révolution de 2011 et les années suivantes ne sont pas propices aux affaires. Le contexte change. Les islamistes et de nouvelles tendances politiques apparaissent sans que Jacob y trouve ses marques. Celui qui s’appropriait l’air du « J’habite seul avec maman », de Charles Aznavour, doit se faire une raison : Lily vieillit, et l’envie n’y est plus.

Jacob se résout à vendre le restaurant, tout en annonçant sur les réseaux sociaux que cette fermeture est due… à des menaces terroristes. Une pure invention, il finira par le reconnaître, mais ce nouveau mensonge le coupe de son dernier carré d’amis fidèles. Dans une ultime tentative de rebondir, il s’installe à La Marsa, où il crée, pour le café Le Saf-Saf, la ftira loca, une variante du beignet traditionnel. Ce sera sa dernière trouvaille : Gilles Jacob Lellouche est mort le 29 mars 2023, des suites d’un accident vasculaire cérébral.

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