Ces Juifs tunisiens qui ont marqué l’histoire de leur pays

Depuis le 7 octobre 2023, point de départ de la guerre à Gaza, l’image d’une Tunisie idéalisée, où toutes les confessions cohabitaient harmonieusement, s’est encore abîmée. La communauté juive, pourtant, a toujours joué un rôle important dans l’histoire du pays, comme l’illustrent les aventures de ces personnages flamboyants.

De g. à dr. : Le restaurateur Gilles Jacob Lellouche, la chanteuse et comédienne Habiba Msika, le caïd Nessim Samama et le défenseur des droits de l’homme Georges Adda. © Photos by KHALIL / AFP ; Wikimedia Commons ; DR ; Hichem

De g. à dr. : Le restaurateur Gilles Jacob Lellouche, la chanteuse et comédienne Habiba Msika, le caïd Nessim Samama et le défenseur des droits de l’homme Georges Adda. © Photos by KHALIL / AFP ; Wikimedia Commons ; DR ; Hichem

Publié le 12 juillet 2024 Lecture : 5 minutes.

Nessim Samama, Habiba Msika, Georges Adda, Gilles Jacob Lellouche… Ces personnalités ont en commun d’être, chacune à sa manière et dans un contexte historique précis, des figures de la communauté juive de Tunisie. Et, partant, des symboles de l’ambiguïté du lien que cette communauté et ce pays ont toujours entretenu.

Janvier 2014. Au Parlement, lors de l’adoption de la Constitution, le mufti de la République, le grand rabbin de Tunisie et l’évêque de Tunis siègent côte à côte, au premier rang de l’hémicycle. C’est la dernière fois que la Tunisie aura affiché un tel universalisme, dont les événements de Palestine révèlent aujourd’hui toute la fragilité. Cet œcuménisme mis en scène à l’Assemblée, saint des saints de la République, était sans doute aussi éphémère qu’un mirage.

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Pour appréhender la complexité des relations – de l’amour au rejet – qu’entretiennent la Tunisie et sa communauté juive, un retour en arrière s’impose.

Du temple de Jérusalem à la guerre des Six-Jours

Pendant des siècles, les Juifs de Tunisie ne se sont pas demandé qui ils étaient. Descendants, selon la légende, de Juifs qui avaient fui la destruction du second temple de Jérusalem, en 586 avant J.-C., et, selon les historiens, d’un groupe d’Hébreux arrivés avec les Phéniciens au Ier siècle avant J-C., les touensa ont fait souche en se mélangeant aux berbères autochtones.

Ils sont rejoints, au XVe siècle, par les granas, expulsés de la péninsule ibérique et qui, après s’être repliés à Livourne, s’établissent à Tunis. Plus occidentalisés, attachés à leurs coutumes séfarades et souvent mieux nantis, les nouveaux venus ne se mêlent pas aux touensa.

À partir du milieu du XXe siècle, la communauté juive de Tunisie décline. Elle passe de 100 000 âmes dans les années 1940 à seulement 1 500 en 2023, pour la plupart installées à Djerba. Première cause de ce reflux : la création d’Israël, en 1948. Les organisations sionistes convainquent alors 25 000 juifs tunisiens de s’installer dans le nouvel État. Dans une Tunisie qui, en pleine lutte pour l’indépendance, veut pouvoir compter sur les siens, ce choix est vécu comme une trahison. La bataille de Bizerte, en 1961, et la mise en place du système collectiviste entraînent une deuxième vague de départs.

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En 1967, la guerre des Six-Jours, qui oppose Israël à plusieurs nations arabes, échauffe les esprits. À Tunis, la communauté juive est parfois prise à partie. Il n’y a pas eu de pogroms, comme certains le prétendent, mais un lien s’est rompu. Dans les mois qui suivent, des familles entières partent pour la France ou pour Israël. D’autant que la Tunisie indépendante s’affirme en tant que pays arabo-musulman, et que son nationalisme s’exprime aussi par un soutien total à la cause palestinienne. La cassure est irrémédiable.

Depuis, les Tunisiens sont parfois en proie à une curieuse nostalgie. À leur insu, ils ont été le jouet de tractations entre leur gouvernement et la communauté juive – essentiellement installée en France –, qui tentent de restaurer des relations politiques et économiques.

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Il a suffi d’un effet de mode : succès de chansonniers ou d’humoristes (comme Michel Boujenah) issus de la communauté juive, de romans tels que Les Belles de Tunis, de Nine Moati, ou encore de films ou d’émissions télévisées, pour ressusciter un passé pas si lointain, présenté comme gai, insouciant et fraternel entre les communautés d’une « Tunisie mosaïque ». Peu à peu s’est installée la nostalgie d’un « vivre ensemble » qui, en réalité, ne fut qu’un « vivre côte à côte ».

Selon les époques, les Juifs de Tunisie ont été tantôt intégrés tantôt mis au ban. Durant la période ottomane, par exemple, ils étaient considérés comme des dhimmis – des non musulmans au sein d’un État musulman –, et eurent du mal à faire valoir leurs droits. Ce statut a nourri un sentiment d’exclusion.

Bourguiba et les Juifs

Le 5 juin 1967, quand éclate la guerre des Six-Jours, tout ce passé – et tout ce passif – resurgit. L’exploitation politique qu’en fait le parti unique, l’ingérence des ambassades des pays arabes et la santé chancelante du président Bourguiba contribuent à un déchaînement de violence et met au jour une Tunisie différente, où les Juifs n’ont plus de place alors que, jusque-là, Bourguiba avait veillé à les associer à l’exercice du pouvoir et au destin de la nation.

Parallèlement, la question palestinienne devient aussi une cause tunisienne. Les souvenirs ne suffiront plus à cimenter un sentiment de vie en commun. Ce qui crée la fracture n’est pas tant le fait de soutenir le peuple palestinien contre l’occupant que le soutien inconditionnel que de nombreux Juifs d’origine tunisienne apportent à Israël dans sa guerre à Gaza. Certaines de ces personnalités étaient adulées en Tunisie. La déception est à la mesure de cette admiration, et rend leurs déclarations d’amour à leur pays d’origine peu crédibles.

Certains œuvrent cependant, en coulisses, pour reconstituer des pans de l’histoire commune. C’est le cas de Moshe Uzan, qui exhume des documents précieux, comme cette lettre pleine de délicatesse qu’adressa en 1958 Mohamed Jebnoun, directeur d’école de Zarzis, au Grand rabbin de Tunisie à propos du respect du shabbat par des élèves de confession juive dans les internats publics.

Des voix continuent aussi à se faire entendre, envers et contre tous. Comme celle de l’historienne Sophie Bessis, issue d’une famille de la grande bourgeoisie juive tunisienne, et qui, avec dignité, fermeté et courage, déclare au journal Nawaat : « Contrairement à ce qu’Israël et ses soutiens veulent faire croire, l’histoire n’a pas commencé le 7 octobre 2023. Cela fait des décennies que les Palestiniens subissent une colonisation brutale et une dépossession qui éliminent toute possibilité de création d’un État palestinien. Quant à la bande de Gaza, elle est l’objet d’un implacable blocus depuis 2007, qui rend impossible toute vie normale pour ses plus de 2 millions d’habitants. Depuis l’arrivée au pouvoir d’une extrême droite raciste et suprémaciste en Israël, le processus d’annexion de la Cisjordanie, accompagné par les exactions des milices coloniales soutenues par l’armée, connaît une accélération catastrophique. L’attaque du Hamas, même si les meurtres de civils sont à condamner partout et toujours, est le résultat de cette interminable descente aux enfers du peuple palestinien ».

Des propos rares, qui éveillent un sentiment de fraternité et de fierté inattendus dans une Tunisie choquée par l’injustice et indignée par l’hypocrisie de l’Occident. 

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