À Avignon, « Moi, Kadhafi » explore l’ingérence occidentale en Afrique et aux Antilles
Après des représentations au Burkina Faso, dans les Antilles et à Paris, la pièce « Moi, Kadhafi » est jouée au Festival d’Avignon. Ce seul en scène s’intéresse aux rapports troubles entre ex-colonisés et ex-colonisateurs à travers la figure du leader libyen Mouammar Kadhafi.
« Ils ont partagé Africa, sans nous consulter, sans nous demander / Ils s’étonnent que nous soyons désunis. » Sous les mots railleurs du chanteur ivoirien Tiken Jah Fakoly, Serge Abatucci débarque tout sourire sur la petite scène de la Chapelle du verbe incarné, à Avignon. « Moi, Paul, avec ma gueule de nègre de la Caraïbe, c’est à moi qu’on a demandé de jouer Kadhafi. »
Dans ce seul en scène sous forme de mise en abyme, le comédien martiniquais, également codirecteur de la compagnie Ks and Co en Guyane, incarne Paul, un comédien sans grand succès choisi pour jouer Kadhafi au théâtre. À l’image de son personnage, c’est grâce à sa ressemblance physique avec le dictateur libyen que l’idée d’une pièce a germé dans la tête d’Alain Timár, metteur en scène et directeur du Théâtre des halles, à Avignon. « Quand Alain m’a parlé de son projet, on était en plein pendant les attentats et je réfléchissais beaucoup à la question de la radicalisation, raconte Serge Abatucci. Je me questionnais sur cette colère latente, car j’en comprenais quelque chose. La figure de Kadhafi a fait tilt, car il fait aussi grand sens dans mes régions. »
Hanté par le spectre de Kadhafi
Mais n’écrit pas un spectacle sur Kadhafi qui veut. Les deux hommes s’accompagnent de l’auteure martiniquaise Véronique Kanor et d’Alfred Alexandre comme conseiller à la dramaturgie. La gestation du projet dure neuf ans. « Entre le moment où Alain Timár m’a proposé d’écrire un monologue pour Serge Abatucci dans le rôle de Kadhafi et le moment où je me suis mise réellement à écrire, il s’est passé un paquet de temps. Deux-trois ans. Comment écrire sur Kadhafi ? Quel Kadhafi écrire ? », s’interroge alors l’écrivaine.
Autour du dirigeant libyen, le mystère plane. Comment comprendre qu’il soit un tyran assoiffé de sang aux yeux de l’Occident, mais un libérateur visionnaire pour les peuples du Sud ? « Si on s’empare d’un personnage comme Kadhafi, tout son itinéraire, de son enfance à sa mort, nous intéresse, d’un point de vue humain comme politique, explique Alain Timár. Cet homme politique a pu mettre en place l’idée d’une unité de l’Afrique, il a aidé son peuple avec l’école et la santé gratuites, puis il est devenu celui qu’on a appelé un “tyran sanguinaire”. C’est une figure mythique et paradoxale. »
La première mouture de l’histoire ressemble plus à une biographie du dirigeant libyen, mais est mise de côté. Après deux résidences en Guyane puis en Martinique – enrichies par de grandes discussions sur « nos colères d’afro-descendants, notre envie de tout faire péter, nos désarrois politiques, nos lâchetés, nos courages », relate Véronique Kanor –, l’idée surgit : partir de la Caraïbe et de l’intime. « J’ai compris que la façon la plus juste d’écrire Kadhafi était de partir de moi, de mes terres créoles et de mes sentiments de personne descendant d’un peuple colonisé », poursuit-elle. Ainsi naît Paul le comédien, et Kadhafi devient un prétexte pour évoquer les colères refoulées contre l’Occident.
Donner corps et voix aux colères sourdes
La pièce fait le choix de se placer dans ce laps de temps juste avant que le dirigeant libyen ne se fasse tuer. En fond de salle, la vidéo de sa mort est projetée. Peu à peu, le comédien se pare : lunettes, casquette et costume militaire. Bientôt, le parallèle s’établit, les rancœurs accumulées se font écho, la colère se déverse. Paul le comédien de la Caraïbe se transforme en Kadhafi, figure panafricaine et dictatrice. Leurs deux voix ne font qu’une, auxquelles s’ajoutent les milliers d’autres non entendues de l’Afrique et des Outre-mer. « Il a été écrit pour moi, ce rôle, avec ma colère à moi », clame le protagoniste sur scène.
« Dans cette pièce, il y a une grande partie de mon vécu dans cette région-là qui dit la transmission de cette souffrance et de ce mal-être ressassé depuis les parents, les grands-parents, témoigne Serge Abatucci. Cela se traduit dans les urnes. Comment aux Antilles, on peut voter à 30 % pour un parti raciste et xénophobe, comme le Rassemblement national ? On nous a appris à nous autoflageller puisque toutes les colères exprimées, même dans un autre endroit, telle la Nouvelle-Calédonie, sont retournées contre les personnes elles-mêmes. Cette colère n’est pas vue comme légitime, pas regardée dans ce qui la génère. » L’ingérence de l’Occident sur les sociétés africaines et antillaises se retrouve vivement critiquée, mais sans cacher la perversité du dictateur libyen.
Ambition panafricaine
Le spectacle s’épaissit lors de la rencontre avec le public. En 2022, la pièce est jouée à Ouagadougou, au Burkina Faso, lors du festival Les récréatrales. « Nous avons été invités au moment où il y avait toutes les questions sur la présence française au Burkina. Et tenir ces propos-là, en plein Sahel, au cœur du panafricanisme, de l’indépendance de ces pays, c’est là que le texte, même au-delà des mots, a été le plus éprouvé. On a eu un succès fou !, s’enthousiasme le comédien martiniquais. Pourtant, la situation s’avère très différente lorsque le spectacle est joué en Guadeloupe et en Martinique. Malgré l’enthousiasme initial des producteurs, la pièce n’est finalement jouée que deux fois sur chacune des îles.
« C’est là que j’ai mesuré le degré d’aliénation aux Antilles. Malgré l’envie d’indépendance et d’autonomie, les attitudes sont complètement contradictoires », regrette Serge Abatucci. Il rappelle le souhait qu’avait Kadhafi de créer des États-Unis d’Afrique, auxquels auraient été associées les îles des Caraïbes. Il ne baisse néanmoins pas les bras et espère pouvoir y revenir pour amener ces questionnements politiques sur le devant de la scène. « Comme le Paul le dit dans le spectacle : “Ma révolte Kadhafi, j’aimerais la jouer à Port-au-Prince, à Dakar, à Sarcelles, dans les arrière-cours du monde”, et c’est vrai. »
Ces réflexions concernent aussi l’Hexagone. « Le spectacle ouvre un autre espace, c’est le questionnement de la réalité de la France. Moi, je suis Français, mais qu’est-ce que la France ? Et la France ultramarine ? », s’interroge-t-il. Sur scène, Paul perd pied et se fait dévorer par la colère et la violence du dictateur. Ses derniers mots sonnent comme un appel : « Je n’oublierai pas, et vous, vous souviendrez-vous de moi ? » Il ne tient qu’à nous.
Moi, Kadhafi (1 heure) de Véronique Kanor, dans une mise en scène d’Alain Timár.
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