BD : une esclave congolaise nous écrit de São Paulo

Dans son roman graphique « Mukanda Tiodora », le Brésilien Marcelo D’Salete nous plonge dans un São Paulo méconnu, celui des années 1860, où l’esclavage faisait la prospérité de la province et la misère de milliers d’Africains.

« Mukanda Tiodora », un roman graphique inspiré de la vie de Tiodora Dias da Cunha, une Africaine emmenée de force au Brésil pour y être esclave, au milieu du XIXe siècle. © Marcelo D’Salete

« Mukanda Tiodora », un roman graphique inspiré de la vie de Tiodora Dias da Cunha, une Africaine emmenée de force au Brésil pour y être esclave, au milieu du XIXe siècle. © Marcelo D’Salete

Publié le 4 août 2024 Lecture : 4 minutes.

C’est une mukanda (une « lettre », en kimbundu), datée de 1866, qui est le point de départ (d’une partie) de la véritable histoire de Tiodora Dias da Cunha, illustrée par Marcelo D’Salete. Née en Afrique, emmenée de force au Brésil et réduite en esclavage, Tiodora est séparée de sa famille quand elle est vendue à un chanoine de la ville de São Paulo.

Bien qu’analphabète et d’un âge avancé, elle parvient, par l’intermédiaire d’un esclave lettré, à écrire à son mari et à son fils dans l’espoir de les retrouver, de racheter sa liberté et de finir ses jours au Congo.

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Ce sont sur ces quelques éléments biographiques, issus des sept lettres dictées par Tiodora et conservées aux archives publiques de l’État de São Paulo, que s’est fondé Marcelo D’Salete pour imaginer ce qu’a pu être la vie de cette femme, ainsi que d’autres personnages, dans la société esclavagiste de São Paulo, au milieu du XIXe siècle.

« Il s’agit, au Brésil, de l’un des rares témoignages d’époque émanant d’une Noire, qui évoque sa situation, ses objectifs, ses rêves », souligne l’auteur, qui, à 45 ans et avec Mukanda Tiodora*, signe son troisième roman graphique sur le Brésil colonial. « Le grand intérêt de ces lettres est aussi de se représenter São Paulo dans les années 1850-1860, et la manière dont sa province était le grand moteur de l’esclavage au Brésil », poursuit le Pauliste.

Esclaves « de gain »

Au milieu du XIXe siècle, la province de São Paulo compte quelque 117 000 esclaves, et de plus en plus d’affranchis en ville. C’est cet univers, où coexistent Noirs asservis et affranchis, que l’auteur a voulu explorer. La diversité de leurs conditions se reflète dans de nombreux clivages : entre esclaves urbains et ruraux – qui travaillent notamment dans les plantations de café –, ou encore entre esclaves domestiques et « de gain » – qui exercent des métiers tels que porteur ou artisan, et qui remettent tout ou partie de leurs revenus à leur « propriétaire ». Entre ces mondes, les réseaux de solidarité existent, néanmoins, et l’écriture apparaît autant comme un acte subversif ou un outil d’émancipation que comme un moyen de dépasser ces clivages.

Dans cette progression toujours plus sombre du récit, Marcelo D’Salete nous entraîne dans les entrailles de São Paulo et nous montre différentes formes de résistance. Il nous emmène par exemple dans un quilombo, l’une de ces communautés d’esclaves fugitifs qui essaimaient dans forêts et montagnes, et qui devenaient des bastions de résistance armée.

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Brésil impérial

C’est grâce à l’écriture qu’ont aussi lutté deux grands intellectuels noirs abolitionnistes présents dans le récit : l’avocat, journaliste et écrivain Luís Gama et l’avocat Ferreira de Menezes. « Ils se sont rencontrés en 1860 et ont échangé des lettres pendant une vingtaine d’années. Ils ont également publié des journaux, dans lesquels ils critiquaient vivement le Brésil impérial, l’Église et l’esclavageIls ont donné le ton aux débuts du débat abolitionniste au Brésil », relate Marcelo D’Salete.

Planche du roman graphique "Mukanda Tiodora", de Marcelo D'Salete. © Marcelo D’Salete

Planche du roman graphique "Mukanda Tiodora", de Marcelo D'Salete. © Marcelo D’Salete

Guerre du Paraguay (1864-1870), abolition de l’esclavage aux États-Unis (1865), construction d’une ligne de chemin de fer, arrivée de travailleurs étrangers : au milieu du XIXe siècle, le courant abolitionniste progresse et São Paulo connaît nombre de transformations, dessinées à grands traits dans les planches en noir et blanc de l’ouvrage. Une cinquantaine de pages d’archives historiques, passionnantes, dont la reproduction intégrale des lettres de Tiodora, complètent le roman.

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Afro-descendants

Mukanda Tiodora est, enfin, un dialogue entre le Brésil et l’Afrique. Les références culturelles, spirituelles et religieuses qui relient les personnages à leurs origines parsèment l’ouvrage, comme la cérémonie de la Congada, au cours de laquelle l’on rejoue le couronnement du roi du Congo. « [Les esclaves] avaient des souvenirs de leur terre et avaient besoin de recréer, ne serait-ce que symboliquement, cette Afrique », souligne l’auteur.

Quelque 4,8 millions d’Africains furent déportés au Brésil jusqu’au milieu du XIXsiècle. La majorité venaient du Congo, de la RDC et de l’Angola actuels. Le Brésil fut l’un des derniers pays au monde à abolir l’esclavage, en 1888.

Le travail de mémoire, de réappropriation du récit et de vulgarisation historique qu’a entrepris Marcelo D’Salete apparaît fondamental dans un pays où plus de la moitié de la population se sait afro-descendante, et où les inégalités raciales et le travail forcé sont encore une triste réalité.

Selon le ministère brésilien du Travail, depuis 1995, quelque 63 400 personnes sont soumises à des conditions de travail assimilables à de l’esclavage. « Bien que l’esclavage soit aujourd’hui beaucoup moins répandu, il reste un fléau. Pour le combattre, les histoires comme celle de Tiodora constituent des pistes de réflexion très pertinentes », estime Marcelo D’Salete.

"Mukanda Tiodora", roman graphique de Marcelo D'Salete (à g.), Éditions çà et là, 224 p., 23 euros. © Renato Parada (photo de g.).

"Mukanda Tiodora", roman graphique de Marcelo D'Salete (à g.), Éditions çà et là, 224 p., 23 euros. © Renato Parada (photo de g.).

*Mukanda Tiodora, de Marcelo D’Salete, Éditions çà et là, 224 p., 23 euros.

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