Art moderne et décolonisation : les artistes arabes du XXe siècle en pleine lumière
Riche de plus de 200 œuvres, l’exposition présentée jusqu’au 25 août au MAM de Paris retrace l’histoire de l’art moderne arabe à travers les liens que 130 artistes ont tissés avec la capitale française durant le XXe siècle.
Ils ont vécu, étudié, milité, exposé et se sont fait connaître à Paris. Ils sont venus du Maghreb, du Liban, de Syrie, d’Égypte et d’Irak, et sont devenus des acteurs majeurs de la scène avant-gardiste parisienne. Ce sont ces artistes que le Musée d’Art Moderne de Paris a souhaité célébrer à travers son exposition « Présences arabes. Art moderne et décolonisation, Paris 1908-1988 ».
C’est tout un pan de l’art moderne qui a été négligé par les institutions muséales françaises pendant des décennies. « Il y a un certain retard par rapport aux pays anglo-saxons dans la formulation et la déconstruction de notre histoire, dans le décentrage », constate Odile Burluraux, commissaire de l’exposition. L’objectif de cet événement serait donc de « témoigner d’une histoire de l’art partagée, plus inclusive ».
Une histoire qui s’inscrit dans une période marquée par la décolonisation progressive des États arabes dominés, au début du siècle, par la France, l’Angleterre et l’empire ottoman. « Le choix du titre de cette exposition, en référence à la revue Présence Africaine, nous a permis d’introduire l’idée de décolonisation », ajoute Odile Burluraux. Dans ce contexte particulier fait d’inclusions et d’exclusions, les trajectoires de ces artistes arabes vont se dessiner, brillantes, internationales et au contact des plus grands mouvements artistiques modernes.
Mouvements anticolonialistes
Adoptant une approche historique, le parcours commence en 1908, année de l’arrivée du poète Khalil Gibran à Paris et de l’ouverture de l’École des Beaux-Arts du Caire. Une première génération d’artistes talentueux, souvent formés dans des écoles locales, se rend à Paris et est confrontée aux mouvements d’avant-garde. Ville cosmopolite et capitale de l’art, Paris est un terreau fertile pour des échanges qui aboutiront au développement d’importants mouvements anticolonialistes ainsi qu’à une véritable révolution culturelle arabe face à l’influence occidentale. Comme un symbole, les sculptures de Mahmoud Mokhtar, auteur du « Réveil de l’Égypte », trônent au centre de la première salle. « C’est dans le pays colonisateur que, paradoxalement, ces artistes prennent conscience d’une liberté possible, une liberté à la fois d’expression et de pratique artistique », souligne Odile Burluraux.
Si cette génération parvient peu à peu à se défaire du carcan imposé par l’Occident, avec ses codes académiques et orientalistes, nombreux sont les artistes que l’on cantonne au domaine des arts décoratifs lors de manifestations officielles comme l’Exposition coloniale de 1931. « L’État français commence à acquérir des œuvres dès 1929 mais ne les montre pas, notamment à cause du statut d’ “artiste indigène” de leurs auteurs », rappelle la commissaire d’exposition.
« Vive l’art dégénéré »
Dans le contexte de l’après-guerre, alors que certains pays (Liban, Égypte, Syrie, Irak) accèdent à l’indépendance, une seconde génération d’artistes se tourne vers l’abstraction et l’expérimentation. Certains se forment dans les ateliers de Fernand Léger et d’André Lhote tandis que d’autres gravitent autour des mouvements surréalistes, proches des milieux communistes et critiquant la colonisation.
C’est en 1947 que Baya débute son séjour parisien. La jeune Algérienne – elle n’a que 16 ans – expose dans la plus grande galerie parisienne de l’époque, la Galerie Maeght. Le succès est phénoménal. André Breton, impressionné, signe la préface du catalogue d’exposition. Même année, même galerie, Art et Liberté est également mis en honneur. Porté par Georges Henein (qui sera, par la suite, rédacteur en chef à Jeune Afrique), le mouvement égyptien avait lancé son manifeste « Vive l’Art dégénéré ! » en 1938 en réaction aux expositions infamantes organisées par le régime nazi. Pour tous ces artistes, il s’agit cependant d’assimiler l’art occidental pour s’en dissocier, de s’en servir pour établir leur propre langage pictural.
La rupture se fait plus nette alors que le Maroc et la Tunisie accèdent à leur tour à l’indépendance et que la guerre d’Algérie occupe les esprits. Les réseaux artistiques des pays du Maghreb comme l’École de Casablanca, l’École de Tunis ou le groupe Aouchem n’hésitent pas à dénoncer la violence coloniale et contribuent à l’affirmation d’identités culturelles nationales. « L’École de Casablanca est emblématique des conséquences de l’indépendance sur les artistes. On ouvre une école avec d’autres conceptions, beaucoup plus inclusives. On ouvre les portes. Les artistes exposent dans la rue. On inclut sur la toile des signes et des formes qui étaient traditionnellement présents dans la pratique artisanale. C’est une réappropriation d’une histoire, mais aussi un rejet de la colonisation », explique Odile Burluraux.
Ahmed Cherkaoui, Mohamed Kouaci…
Certains artistes dépassent leur condition et mènent des carrières originales et exceptionnelles. Ils forgent de nouvelles formes d’expression artistique et, par leur talent et leur détermination, deviennent des pionniers dans ces pays nouvellement indépendants. Le Marocain Ahmed Cherkaoui, formé à Paris et en Pologne, conçoit banderoles, affiches et couvertures de disques 33 tours à ses débuts, pour gagner sa vie. Il s’intéresse aux graphismes des tatouages et des poteries marocaines, et s’appuie sur sa formation de calligraphe pour élaborer de prodigieuses compositions abstraites. L’Algérien Mohamed Kouaci s’installe à Paris à la fin des années 1940. Il devient fraiseur sur les chantiers la journée et se forme à la photographie le soir. Rentré en Algérie lors de la guerre d’indépendance, il devient l’unique photographe du journal du Front de libération nationale (FLN) et sera le seul à couvrir toutes les étapes de la révolution algérienne.
En France, les milieux culturels parisiens apportent leur soutien au peuple algérien tandis que l’État voit dans l’art moderne un outil politique qui sert ses intérêts dans les pays récemment décolonisés. « Nous avons pu le mesurer avec l’histoire du Musée d’Art Moderne. On a dû replonger dans nos archives, et on s’est aperçu que le Salon des réalités nouvelles [qui se tenait dans le Musée] invitait de nombreux artistes arabes. Lors des éditions de 1959 et de 1961 de la Biennale de Paris, tous les pays étaient invités. Le Liban, le Maroc et la Tunisie avaient des pavillons », poursuit la commissaire d’exposition.
À cette période d’enthousiasme suscitée par les indépendances et par la victoire politique de Nasser lors de la guerre de Suez succède une série de conflits et de crises (guerre des Six-Jours, guerre du Liban, chocs pétroliers, conflit Iran-Irak) qui conduiront la poétesse libanaise Etel Adnan à composer « L’Apocalypse arabe ».
Dans ce contexte de mondialisation, les trajectoires des artistes se diversifient. Aussi, l’exposition se fait plus décousue, plus hétéroclite, plus politisée. Paris devient un refuge pour des artistes censurés dans leur pays d’origine alors que les soutiens à la cause palestinienne et les dénonciations des crimes racistes se font de plus en plus entendre.
De Chaïbia Talal à Inji Efflatoun
Jusqu’au bout du parcours, de véritables chef-d’œuvre continuent d’être mis en lumière, comme les paysages abstraits de l’Algérien Abdelkader Guermaz (1919-1996), la calligraphie abstraite de l’Égyptien Hamed Abdalla (1917-1985) ou les compositions sensuelles de la Libanaise Huguette Caland (1931-2019), qui signe l’affiche de l’exposition. « Notre volonté était de montrer beaucoup d’artistes femmes », confie Odile Burluraux. Parmi elles, la Marocaine Chaïbia Talal, les Égyptiennes Inji Efflatoun et Amy Nimr, l’Algérienne Djamila Bent Mohamed, la Tunisienne Safia Farhat et l’Irakienne Madiha Umar.
L’enjeu de cette exposition restera aussi de montrer de façon pérenne des œuvres enfouies pendant des années dans les réserves de différents musées français. « Nous voulons exposer l’œuvre de Fahrelnissa Zeid, qui nous appartient dans les collections permanentes du musée », confirme la commissaire d’exposition. « Une rétrospective de l’artiste a eu lieu à la Tate Modern, à Londres, en 2017. À Paris, personne ne la connaît, mais ça va venir. Nous avons fait juste une petite étincelle, bientôt il y aura un grand feu d’artifice ! »
« Présences arabe. Art moderne et décolonisation, Paris 1908-1988 », au Musée d’Art Moderne de Paris, jusqu’au 25 août 2024.
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