En Libye, portraits des cinq « seigneurs de crise »
En annonçant qu’il renonçait à son poste d’envoyé spécial des Nations unies en Libye – comme tous ses prédécesseurs avant lui – , l’ancien ministre sénégalais Abdoulaye Bathily a dénoncé les responsables politiques qui, depuis 2011, entravent toute tentative de sortie de crise. Qui sont ces cinq dirigeants ?
Publié le 16 juillet 2024 Lecture : 8 minutes.
« Nous ne pouvons pas permettre que les aspirations des 2,8 millions d’électeurs libyens inscrits soient éclipsées par les intérêts étroits de quelques-uns », a déploré Abdoulaye Bathily, en expliquant, le 16 avril 2024, au Conseil de sécurité des Nations unies pourquoi il démissionnait au bout d’un an demi de son poste d’envoyé spécial en Libye. Et de dévoiler sans détours l’identité des cinq intéressés : Mohamed Takala, président du Haut Conseil d’État ; Abdelhamid Dbeibah, Premier ministre du gouvernement d’unité nationale ; Aguila Saleh, président de la Chambre des représentants ; le général Khalifa Haftar, commandant de l’Armée nationale libyenne ; et Mohammed el-Menfi, président du Conseil présidentiel.
« Bathily cherchait surtout à se dédouaner d’avoir manqué son objectif de modifier par compromis le statu quo pour pouvoir tenir des élections, commente Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye au Royal United Services Institute de Londres. Même en Suède, on aurait les plus grande difficultés à trouver cinq personnes qui parviennent à un consensus sur un tel sujet. En Libye, c’était utopique, personne n’est prêt à mettre en œuvre un changement qui signifierait son propre changement de position. »
Le prédécesseur d’Abdoulaye Bathily, Ghassan Salamé, en avait tiré la conclusion pragmatique que le cessez-le-feu tenant et l’économie redémarrant, le statu quo était la moins pire des solutions. « Si les élections amènent les Libyens à se diviser à nouveau, nous n’en avons pas besoin », avait-il déclaré à Jeune Afrique, en décembre 2023.
La partition du pays entre seigneurs de la crise, de scission guerrière qu’elle était en 2014 à l’échec de l’attaque de Haftar contre Tripoli en 2019-2020, est ainsi devenue un partage entendu du fromage libyen. Bien installées, les figures qui tiennent le pays aujourd’hui pourraient lui dicter un destin au gré de leurs marchandages pendant longtemps encore.
Si les trois noms de Haftar, Saleh et Dbeibah reviennent régulièrement dans la presse internationale, ceux d’el-Menfi et Takala y apparaissent rarement. Qui sont donc ces « cinq principales parties prenantes libyennes » qui ont suscité l’amertume de l’historien sénégalais ? Quelle est leur véritable puissance, ou pouvoir de nuisance ?
Mohammed el-Menfi
« S’il avait fallu choisir cinq parties décisives du conflit libyen, j’aurais cité Seif el-Islam Kadhafi plutôt que Menfi. Mais Bathily s’était fixé comme but de réunir ces cinq-là et, n’y étant jamais parvenu, c’est eux qu’il dénonce, dont l’insipide Menfi », répond d’emblée Virginie Collombier, professeure à l’université romaine Luis Guido Carli et fondatrice du think tank Libya Initiative en 2015. Pourtant, en tant que président du Conseil présidentiel, qui détient théoriquement le pouvoir exécutif, Menfi incarne le chef de l’État libyen aux yeux de la communauté internationale.
Né en 1976, il est le plus jeune du quintette et, bien qu’originaire de Tobrouk, dans l’Est, il a toujours été loyal aux autorités tripolitaines. Son élection conjointe à celle de Dbeibah à la primature, par 74 représentants libyens réunis en 2021, à Genève, sous l’égide de l’ONU, a été un signe de détente entre Tripoli, où siège le Conseil présidentiel, et Benghazi, le chef-lieu de Haftar dans l’Est.
Ingénieur de formation, ambassadeur à Athènes en 2018, cet homme affable a fait de la réconciliation nationale son cheval de bataille. Sans grand résultat. « Son côté inoffensif lui a permis de prendre langue avec Haftar à la suite du processus de Genève et son discours est compatible avec les diplomaties occidentales, mais il ne dispose d’aucun moyen militaire, à l’inverse de Haftar et Dbeibah. C’est un peu un personnage en papier mâché, un homme lisse qui a compris que si un cabinet fusionné Est-Ouest se mettait en place, personne ne ferait pression pour qu’il parte de sa place de représentant de l’Est », explique Jalel Harchaoui.
Mohamed Takala
Âgé de 58 ans, Mohammed Takala a été élu président du Haut Conseil d’État en août 2023. Cette assemblée législative de 145 membres a été créée à Tripoli, en 2016, comme une chambre haute pour faire pendant à la Chambre des représentants élue à Tripoli en 2014, mais installée la même année à Tobrouk, dans l’Est, fuyant la reprise des combats. « Comme Menfi, il a une position institutionnelle qui le place au-dessus de la mêlée, mais il n’a pas de contrôle sur grand-chose », précise Virginie Collombier. Docteur en informatique de l’Université de Budapest, Mohammed Takala s’est engagé sur le terrain politique dès la révolution, et a été élu député aux premières législatives post-Kadhafi de 2012.
Vainqueur à quelques voix près contre le président sortant Khaled el-Mechri, il a emporté le poste avec l’aide du Premier ministre Abdelhamid Dbeibah, dont Mechri était devenu un ennemi. « C’est un travailleur, décrit Jalel Harchaoui, entouré d’une bonne équipe et qui a de la prestance et de l’intelligence. Il ne cherche pas la controverse car il veut surtout sa réélection, or son poste est remis en jeu tous les douze à quatorze mois. Il doit donc manier la langue de bois et il fait des déclarations pour une meilleure représentation des minorités, etc., pourtant, en creusant, on s’aperçoit vite que pour lui, certes le statu quo n’est pas viable, mais il ne faut pas qu’il bouge. »
Aguila Saleh
Face au précédent, Aguila Saleh enserre bien plus fermement le perchoir oriental de la Chambre des représentants. Élu député en 2012, l’octogénaire préside depuis 2014 l’assemblée réfugiée à Tobrouk. Mais le renouvellement de celle-ci, programmé pour 2018 puis repoussée à 2021, n’a finalement jamais eu lieu faute d’accord sur la loi électorale. Une paralysie qui permet à celui dont ladite loi dépend en grande partie – Saleh lui-même– de se maintenir dans son confortable fauteuil. Une longue carrière dans la magistrature libyenne l’a armé pour sécuriser juridiquement sa position et la communauté internationale n’a d’autre solution que de reconnaître cet intérim prolongé. Maître des lois et faiseur de rois indétrônable – sauf, in fine, par lui-même –, il n’a pas besoin d’une milice pour se permettre de, parfois, tenir tête au seigneur de l’Est, Khalifa Haftar, son complice qu’il a fait maréchal en 2016 par la voix de son Parlement.
Favori aux élections tenues à Genève, en 2021, où il était candidat à la présidence du Conseil avec le ministre de l’Intérieur d’alors, Fathi Bachagha, comme candidat à la primature, il s’était fait souffler la victoire à cinq voix près (sur 75) par le couple Menfi-Dbeibah, alors accusé d’avoir acheté des électeurs. Harchaoui explique : « Il pose comme condition à la tenue d’élections leur supervision par un nouveau gouvernement technique : une politique du cheval de Troie pour chasser son ennemi Dbeibah qui fait tout à fait les affaires des Égyptiens hostiles à ce dernier. Car si Takala est la voix des Turcs, les soutiens de l’Ouest dont il est proche sans en être client, Saleh est celle des Égyptiens, qui appuient leurs voisins de l’Est. Et Le Caire, après avoir ouvert la porte à Dbeibah, a perdu toute confiance en lui après en avoir reçu maintes promesses de contrats mirifiques, toujours sans lendemain. »
Abdelhamid Dbeibah
Son mandat s’est achevé le 25 décembre 2021, mais il s’accroche à son poste aussi fermement que son rival Saleh, avançant l’argument que « le gouvernement continuera d’exercer ses fonctions jusqu’aux élections », dont personne ne veut et que tout le monde entrave. Ainsi Saleh conditionne-t-il l’organisation des élections au départ de Dbeibah, quand celui-ci fait dépendre son départ du résultat des élections. Et l’impossible résolution de cette équation contradictoire permet à chacun de se maintenir dans son pré carré.
Né en 1959 dans une famille commerçante fortunée de Misrata, Abdelhamid Dbeibah se prévalait d’une maîtrise en génie civil obtenue à l’Université de Toronto, en 1992, mais l’établissement a déclaré, après enquête, n’avoir trouvé nulle trace de son passage. C’est toutefois bien dans le BTP qu’il fait fortune sous Kadhafi, dirigeant ou partenaire de grandes structures d’État du secteur. Entré en politique à pas de loup en 2011 et parvenu au sommet en une décennie, il ne s’encombre pas de scrupules et se nourrit de toutes les économies licites et illicites pour entretenir une armée composée de milices mercenaires hétéroclites.
Pour Jalel Harchaoui, « il parvient à maintenir une forme de sécurité en gérant une coalition instable de milices, malgré des affrontements sanguinaires sporadiques. Les Turcs, les Italiens, les Américains ne voient pas de remplaçants et il sait qu’il n’y a pas d’alternative à lui-même. » Seule ombre, de taille, au pouvoir et aux affaires du magnat : ses puissants rivaux de l’Est, qui annoncent sans relâche sa déchéance.
Mais derrière les pantalonnades officielles, l’heure est à la convivialité et au partage entre le maréchal Haftar et le Premier ministre Dbeibah, comme le rappelle Virginie Collombier : « Avec les bons offices des Émirats, ils se sont mis d’accord en 2022 pour changer de chef à la tête de la compagnie pétrolière nationale [la NOC] et y placer un proche de Haftar. La capacité de ces deux acteurs à se mettre d’accord sur un tel point illustre cette priorité donnée au statu quo. » L’entente a fait frémir Aguila Saleh, qui a alors cherché à se rapprocher des Turcs, ennemis d’hier mais puissants parrains de Dbeibah.
Khalifa Haftar
Avec ses uniformes colorés et étincelants de décoration, ses poses et ses discours martiaux, mais aussi ses grandes opérations militaires qui tournent à la déroute, il évoque beaucoup de l’ancien régime déchu du colonel Kadhafi, son aîné d’un an avec qui il avait tout partagé depuis l’École militaire de Benghazi jusqu’à la rupture, lorsque Haftar est fait prisonnier par les Tchadiens, en 1987.
Exfiltré aux États-Unis en 1990, il se démène en vain pour renverser Kadhafi jusqu’à ce que la révolution lui donne sa chance. Un premier retour, en combattant de la révolution, tourne court en 2011, où il ne reste que quelques mois sur le sol libyen. Il y revient en 2013 et, ayant affiné sa stratégie, il parvient à fédérer des anciens de l’armée, des groupes combattants et des tribus de l’Est et lance en 2014 son “Armée nationale libyenne” pour rétablir l’ordre face au chaos milicien. Il échoue à Tripoli, mais réussit à Benghazi, où il installe son pouvoir, purgeant de l’Est les groupes islamistes armés ainsi que ses moindres opposants.
Aujourd’hui maître des deux tiers du pays, le maréchal chef de l’armée contrôle tous les domaines d’activité, des médias au crime organisé, en passant par l’humanitaire, la reconstruction et le développement économique, ayant placé ses pions partout et les meilleurs de ceux-ci, ses fils, sur les cases les plus stratégiques. Car il est âgé et a fait un AVC sévère en 2018, mais de ses fils Saddam, Khaled, Belkacem et Essedik, nul n’est encore parvenu à deviner qui il a choisi pour lui succéder… ni même s’il a choisi.
Pour Virginie Collombier, « la grande question est maintenant de savoir si le clan Haftar peut rester uni et maintenir sa centralité : est-ce que les frères peuvent se mettre d’accord ? Il y a de gros doutes là-dessus, comme sur la capacité des acteurs nationaux et extérieurs à accepter une telle succession dynastique. Ainsi, Saddam, tout chef d’état-major de l’armée de terre soit-il, n’a aucune formation militaire. Les anciens officiers de Kadhafi pourraient-ils accepter d’obéir docilement à son commandement ? »
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