Au Festival d’Avignon, les artistes décolonisent les planches
De nombreux artistes venus d’Afrique, des outre-mers et d’Amérique latine étaient présents au Festival d’Avignon pour mettre en lumière les rapports de domination entre les pays du Nord et du Sud, et décentrer le regard.
« Bleu Képone ou bleu barbare, nos soulèvements sont victorieux. » Lancinante, la phrase est répétée des dizaines de fois par les chorégraphes Marlène Myrtil et Myriam Soulanges sur un fond électro dans Tropique du Képone. Sur la scène de la Chapelle du verbe incarné, une couleur bleue fluorescente contraste avec les drapés blancs : bananes bleues, liquide bleu, costumes bleus futuristes. « Il fallait qu’on trouve un moyen esthétique de représenter une molécule qui est invisible. On a donc eu l’idée du bleu, qui représente la toxicité du Képone, l’autre nom du chlordécone. Mais cette couleur représente aussi notre force ! Le “barbare”, c’est la partie de nous qui est “incolonisable !” », scande la danseuse guadeloupéenne Myriam Soulanges.
Rapports entre ex-colonisés et ex-tutelles coloniales
Dans ce spectacle de danse performative aux notes afrofuturistes, les deux artistes ont abordé le scandale du chlordécone et de ses conséquences en Martinique et en Guadeloupe. Utilisé de 1972 à 1993 dans les Antilles, ce pesticide a continué à être administré par la France en dépit des alertes de l’OMS et malgré son retrait de la vente en 1990. Pourtant, sa toxicité pour les humains et pour l’environnement était avérée depuis bien longtemps. Selon les scientifiques, cette substance non biodégradable pourrait encore empoisonner les sols des Antilles pendant 650 ans. « On avait envie de porter cette parole, car ce scandale nous concerne tous et se retrouve dans l’assiette de tout le monde, explique Myriam Soulanges. Aux Antilles, les gens sont contents que l’on s’empare de cette question, mais le sujet reste très sensible. Beaucoup ont des proches qui sont tombés malades ou sont morts à cause du chlordécone. En revanche, la plupart des spectateurs dans l’Hexagone ne sont même pas au courant de cette affaire. »
Mettre en lumière la parole de ceux que l’on n’écoute pas est aussi l’objectif des artistes à l’origine du spectacle Moi, Kadhafi. Joué également à la Chapelle du verbe incarnée – théâtre ouvertement engagé pour la visibilité des artistes ultramarins –, le spectacle a pris pour prétexte la figure du dictateur libyen afin d’exprimer les rancœurs accumulées par les peuples afrodescendants. La pièce a mis ainsi en avant le rapport presque incestueux entre les ex-colonisés et ex-tutelles coloniales. « Le public est très important, car c’est un spectacle qui va à la rencontre, relève Serge Abatucci, comédien martiniquais, et codirecteur de la compagnie KS and CO, en Guyane. Pour moi, la conscientisation du panafricanisme amène aussi vers le questionnement d’une Caraïbe unie. J’avais envie d’amener les gens vers ces questions, pour qu’ils se demandent aussi ce qu’est la France, et la France ultramarine. »
Transformer la violence en poésie
Catherine Vrignaud Cohen, la metteuse en scène de Ce qu’il faut dire, proposée au théâtre Reine Blanche dans le Off d’Avignon, prône, elle aussi, le dialogue et la rencontre avec le public. Reprenant le texte incisif de la Franco-Camerounaise Léonora Miano, la pièce questionne les relations entre l’Occident et l’Afrique, et la relation aux couleurs de peau. Si la version plateau dure 1 h 20, un format « hors les murs » de 40 min existe également. « Lorsque je suis tombée sur le texte de Léonora Miano, j’ai été subjuguée et j’ai ressenti une urgence à le partager. Plutôt que d’attendre que les gens viennent voir le spectacle, j’ai décidé de faire le mouvement inverse et d’aller à leur rencontre avec un spectacle itinérant », raconte Catherine Vrignaud Cohen, d’origine égyptienne par sa mère.
Depuis 2023, la pièce a tourné dans des centres pénitenciers, des écoles, des gymnases, des centres sociaux. Proposée dans une version raccourcie, elle s’accompagne de 40 min supplémentaires d’échanges avec le public. « Ce sont des mots qui ont besoin d’être entendus. Nous recevons tellement de violence en tant qu’enfants de colonisés. Si on ne résout rien avec la violence, on résout beaucoup avec la poésie », souligne la comédienne guadeloupéenne Karine Pédurand. Elle, qui était partagée entre jubilation et appréhension à déclamer ce texte puissant, a été agréablement surprise par l’accueil du public : « Il ne faut pas se méprendre sur ce que les gens sont capables d’entendre. Ces mots nourrissent intellectuellement et permettent de comprendre ce qu’on vit. » Sur le plateau de la Reine Blanche, la comédienne a partagé la scène avec la musicienne estonienne Triinu Tammsalu. « Mettre une personne blanche en face de Karine fait sens, car rien que par l’image, on montre que le dialogue est possible », assure la metteuse en scène.
Célébrer les cultures délégitimées
Pour d’autres, les démarches décoloniales passent par le retour aux racines et la célébration des cultures qui ont été colonisées, délégitimées, voire oubliées. L’espagnol étant la langue invitée au Festival In cette année, les questions coloniales ont émergé de l’Amérique latine et ont traversé de nombreuses œuvres en faveur d’un questionnement global. Dans Sea of Silence, l’artiste uruguayenne Tamara Cubas a proposé un spectacle sous forme de rituel, où sept femmes venant d’Afrique, d’Asie, ou d’Amérique latine ont réalisé une performance mêlant différentes langues, chants et mouvements de danses traditionnelles. Ces femmes – qui ne sont pas comédiennes – sont toutes filles ou petites-filles d’autochtones et ont lancé un cheminement vers leurs origines pour remettre en question les déplacements forcés vécus par leur famille.
« Pour moi, ce qui était important, c’était l’idée du “poly” en opposition au “mono”, raconte la solaire metteuse en scène. Le colonialisme revient à imposer quelque chose d’unique à des populations entières et diverses. C’est pourquoi il y a dans mon spectacle cette pluralité de corps, de langues, de mouvements. C’est pour cela aussi qu’il y a, au milieu de la pièce, des invocations aux divinités des femmes, afin de montrer la pluralité de cultures. » Pour autant, cette célébration culturelle a aussi ses propres limites. Sur scène, une femme uruguayenne s’est retrouvée contrainte à parler espagnol, car la langue et la culture de son peuple ont complètement disparu. « L’Uruguay est le seul pays au monde où il n’y a plus de langue, ni de peuple autochtone. Les derniers survivants avaient été emmenés à l’Exposition internationale de 1870 à Paris… », regrette la metteuse en scène.
La richesse des cultures autochtones a également été célébrée dans le spectacle Soliloquio de l’argentin Tiziano Cruz. Les 45 premières minutes du spectacle se sont déroulées dans les rues avignonnaises, dans une grande parade de danse et musique locale, en costumes traditionnels. La joie de cette déambulation festive détonnait directement avec le manifeste lu dans un parc par le metteur en scène lui-même : « Pour certains, nous ne sommes que de l’artisanat, un produit régional, un corps exotique comme ceux qu’achètent les touristes. […] Nous vivons entourés de sociétés qui nous rappellent chaque jour que certaines vies valent plus que d’autres. Un morceau de viande, une chose que l’on peut consommer et/ou exploiter, c’est ça que nous représentons. Cette œuvre est le deuxième volet d’une trilogie autobiographique née d’un événement tragique : la mort de sa sœur de 18 ans des suites d’une négligence médicale. Il a alors pris conscience des discriminations subies par les autochtones.
L’envie de rendre justice résonne également avec la démarche de la chorégraphe britannique Yinka Esi Graves. Dans son spectacle The Disappearing Act., la danseuse, née à Londres dans une famille originaire du Ghana et de la Jamaïque, revient sur les racines africaines du flamenco et sur l’invisibilisation des apports culturels africains dans cet art. « Pour nous les afrodescendants, notre meilleure façon de vivre est d’être absent ou d’être incroyable. Dans ce spectacle, je voulais montrer comment on joue avec cette invisibilisation, comment on peut être absent et présent en même temps. » Sur scène, elle invoque Mademoiselle LaLa, artiste de cirque afrodescendante immortalisée par Degas au XIXe siècle. « Cette œuvre de Degas est presque un document d’archive, parce que les corps noirs ne sont habituellement pas représentés à cette époque. J’ai décidé de redonner vie à Mademoiselle Lala afin de jouer avec l’invisible. Il y a aujourd’hui une meilleure représentation des artistes d’ascendance africaine, c’est une évolution positive, mais nous avons besoin d’ouvrir les possibles encore plus. »
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