En Tunisie, le « nouveau pain » annoncé fin 2023 se fait toujours attendre

Alors que les autorités avaient annoncé la production d’un nouveau pain subventionné fin décembre 2023, plus nutritif et complet que le pain actuel, très peu d’informations filtrent autour de ce projet. Qui, plus de six mois plus tard, n’a pas encore été mis en application.

Du pain subventionné en vente dans une boulangerie du quartier Halfaouine de Tunis, le 19 août 2023 © HASNA/AFP

Du pain subventionné en vente dans une boulangerie du quartier Halfaouine de Tunis, le 19 août 2023 © HASNA/AFP

Publié le 24 juillet 2024 Lecture : 6 minutes.

« C’est comme quand vous changez de voiture. Au début vous n’avez pas trop l’habitude, il faut un peu de temps pour s’y adapter. Avec le nouveau pain, ce sera la même chose, il y aura forcément une période de rodage pour les boulangers et les citoyens. » La comparaison émane d’un boulanger de Tunis, Yassine Zliaa, basé en banlieue nord, à Raoued. Il est l’un des premiers à avoir testé la nouvelle recette du futur pain potentiellement proposé aux Tunisiens. Il avait été désigné lors de la séance de dégustation, en décembre dernier, pour pétrir la baguette à base d’une farine plus riche en fibres et faire tester le produit.

À l’époque, plusieurs experts et le ministère de l’Agriculture avaient annoncé la commercialisation prochaine d’un nouveau pain complet avec beaucoup plus de fibres, grâce à un changement de méthode pour l’extraction de la farine. « Au lieu de prendre seulement le grain de blé pendant l’extraction, l’idée est de prendre aussi les enveloppes autour qui constituent le son et les fibres », détaille Olfa Daaloul.

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Avec d’autres chercheurs, cette ingénieure agroalimentaire à l’INAT (Institut national agronomique de Tunisie) planche depuis 2011 sur les types d’extraction de farine et la meilleure façon de produire un pain plus nutritif que le pain commercialisé actuellement. La PDG de l’Office des céréales, Saloua Ben Hadid Zouari, avait déclaré à l’époque au journal La Presse qu’il s’agissait d’extraire 85 kg de farine à haute teneur en fibres à partir 100 kilogrammes de blé tendre, au lieu des 78 kg actuels utilisés dans la baguette subventionnée.

« Le pain contribue presque à 50 % de l’apport calorique des Tunisiens donc c’est en effet beaucoup mieux pour la santé d’aller vers un pain plus nutritif », ajoute Olfa Daaloul. Pourtant après la dégustation de décembre, l’annonce est retombée et le nouveau pain n’a toujours pas été commercialisé. Jusqu’à présent, aucune information ne filtre sur la mise en application ou non du projet.

Sur le plan politique, l’idée n’est pas nouvelle. Mais toucher à la baguette subventionnée suscite tellement de réactions que très peu de politiciens ont réussi à aller au bout des initiatives de changement de sa composition originale « C’est en cours mais je pense que les autorités attendent le bon moment pour rendre cela public », explique le boulanger Yassine Zliaa. À la même époque il y a un an, en juillet 2023, le pain subventionné avait été au centre de toutes polémiques en Tunisie. Après un problème de disponibilité de la farine, de nombreux boulangers ne vendaient plus la baguette et beaucoup de Tunisiens s’étaient retrouvés à acheter des pains plus chers ou à faire le tour de plusieurs boulangeries avant de trouver la baguette. Le manque avait enflammé la demande et les queues devant les boulangeries s’étaient allongées.

Kaïs Saïed dénonce « un pain des riches et un pain des pauvres »

Un scandale qui avait poussé le chef de l’État à décréter « un même pain pour un seul peuple » le 27 juillet 2023, fustigeant le fait qu’il y aurait dans le pays « un pain des riches et un pain des pauvres ». Dans la foulée, des opérations de contrôle avaient eu lieu sur les boulangeries dites « traditionnelles » productrices uniquement de la baguette subventionnée et celles dites « modernes », ces dernières pouvant fabriquer d’autres types de pain. Des mouvements de grèves avaient été lancées par les boulangeries modernes dont le quota de farine subventionnée avait été suspendu en guise d’avertissement.

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Depuis, la polémique est retombée mais le sujet reste sensible, surtout que le souvenir de la révolte du pain en 1984 reste prégnant dans les mémoires, mais aussi dans le discours de Kaïs Saïed. En Janvier, à l’occasion du quarantième anniversaire de cette révolte au cours de laquelle des Tunisiens avaient protesté contre la levée des subventions sur les céréales et l’augmentation fulgurante des prix, Kaïs Saïed a rappelé son attachement à ne pas lever le système de subvention dans le pays, rappelant que l’État « n’abandonnera pas son rôle social ». Le sujet du changement du système de subventions a souvent été abordé pour opérer des restrictions budgétaires, notamment dans les discussions avec le Fond Monétaire International, sans qu’il y ait eu de réelle avancée.

Mais le nouveau pain ne devrait pas être plus cher que l’actuel selon les experts qui ont travaillé sur le sujet, il devrait permettre au contraire à l’Etat, de faire des économies, selon Yassine Zliaa « Il y aura moins de pertes dans l’extraction de la farine donc cela fait gagner environ 6 à 7% de farine » Lotfi Riahi, président de l’organisation du consommateur estime que le gain par an pour l’Etat serait de 200 millions de dinars. Une aubaine pour le pays qui a recours à l’importation de céréales pour combler le déficit de sa production locale. En 2023-2024, la Tunisie a importé 4,7 millions de tonnes de céréales, un record dû à la période de sécheresse qui a affecté la récolte. La France et la Russie sont les premiers partenaires de cette importation que la Banque mondiale soutient financièrement.

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Et parmi les céréales importées, le blé tendre, nécessaire à la production de la fameuse farine subventionnée. Selon Leith Ben Becher, agriculteur céréalier, qui a participé à la séance de dégustation du nouveau pain, ces initiatives pour une nouvelle farine ne doivent pas effacer le problème de la disponibilité du blé en Tunisie, réel enjeu pour la sécurité alimentaire du pays. Comme d’autres agriculteurs, il fait face aux effets du changement climatique et malgré une bonne récolte, cette année aurait pu être meilleure. « Il faudrait que les décideurs soient plus clairs dans leur stratégie parce que notre production est de moins en moins bonne d’année en année. La pérennité de l’agriculture céréalière en Tunisie, c’est un peu le jeu de pile ou face en ce moment même si nous avons la possibilité de toucher une petite compensation avec le FIDAC (fond d’indemnisation des dommages agricoles liés aux calamités naturelles) si jamais notre zone est considéré comme sinistrée » explique-t-il.

Des problèmes de fraude et de détournement de la farine

En effet, la course à l’importation ne permet pas à la filière d’être suffisamment valorisée dans un pays qui importe déjà 95 % de ses besoins en blé tendre. « Il nous faut une politique agricole claire qui soit aussi corrélée à une politique autour de la sécurité alimentaire. Nous consommons beaucoup de blé tendre et en même temps nous l’importons, alors qu’on se focalise moins sur le blé dur, plus résistant à la sécheresse et aussi nécessaire à notre alimentation. Peut-être qu’il faudrait voir comment changer cette dynamique avant de demander aux agriculteurs de semer plus de blé », poursuit Leith Ben Becher. « Les céréaliers doivent gérer tellement de problèmes liés à la dégradation des sols à cause de la monoculture du blé tendre, au manque d’eau, à la hausse des coûts de production que c’est compliqué de redynamiser la filière », ajoute le producteur. Les filières du lait et du bétail sont en crise depuis déjà plusieurs années, et si les céréaliers se maintiennent, c’est avec difficulté.

Du côté du consommateur, Lotfi Riahi pense que le nouveau pain pourrait bien fonctionner s’il est enfin commercialisé. « Il y a beaucoup de Tunisiens qui payent déjà plus pour pouvoir se procurer un meilleur pain, à cause de questions de santé ou de goût. Donc si en plus, le pain riche en fibre est au prix de la baguette subventionnée, c’est un pari gagnant. » Selon ce défenseur du consommateur, la couleur marronnasse de cette nouvelle farine pourrait aussi mettre fin aux problèmes de fraude et de détournement de la farine, dénoncés à chaque crise du pain.

« La farine actuelle, subventionnée, n’est pas différente des autres farines en terme de couleur et donc c’est pour ça que certains l’utilisent dans les pizzas, les pains plus chers et autres, alors qu’elle est supposée être seulement utilisée pour la baguette subventionnée. Donc avec la nouvelle farine, il y aura peut-être moins de tentatives de profiter du système », ajoute Lotfi Riahi.

Côté boulangers, la plupart se disent prêts à essayer, tant que la farine est disponible en stocks suffisants, selon Yassine Zliaa. « On a remarqué ces derniers mois qu’il y a plus de fluidité dans la communication avec les autorités lorsqu’on a besoin de farine, et nous avons aussi été payés d’une partie des dettes impayées de l’État, donc espérons que cela dure », conclu-t-il. En mars 2024, les pouvoirs publics devaient près de 300 millions de dinars aux 3 700 boulangeries traditionnelles en raison des variations de prix dans les matières premières utilisées pour la baguette subventionnée dont le prix doit rester fixe. Une autre cause des crises ponctuelles autour du pain en Tunisie.

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