Déclaration de candidature de Kaïs Saïed : un cadre apaisant mais un ton guerrier

C’est finalement le vendredi 19 juillet que le président sortant a annoncé officiellement son intention de se représenter pour la présidentielle organisée le 6 octobre prochain. Une annonce faite dans un contexte soigneusement choisi, et sur un ton qui tranche avec celui du candidat de 2019.

Kais Saied à Borj El-Khadra, le 19 juillet 2024 © DR

Kais Saied à Borj El-Khadra, le 19 juillet 2024 © DR

Publié le 22 juillet 2024 Lecture : 5 minutes.

Il détient tous les pouvoirs depuis le 25 juillet 2021 mais ne cesse, encore, de vouloir surprendre. Ainsi, si la candidature de Kaïs Saïed à la présidentielle était attendue, nul ne pensait qu’il irait au point le plus au Sud et le plus désertique du pays, zone sensible située au confluent de la Tunisie, de l’Algérie et de la Libye, pour faire part de sa décision. Une annonce effectuée sous plus de 40 degrés, qui a sorti Borj El Khadra de sa torpeur estivale.

Place forte sous la colonisation française, la localité est un point névralgique pour la prospection pétrolière et une étape dans les circuits touristiques du Grand Erg. Et ce vendredi 19 juillet 2024, avec les branchages toujours verts des palmiers en arrière plan filtrant la lumière d’une fin de journée estivale, l’image est belle. Et symbolique à plus d’un titre, cette couleur verte étant autant celle de l’islam hissée par les conquérants que celle du palmier dattier séculaire, qui malgré un environnement hostile, donne des fruits très appréciés dans un désert frugal.

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Dans ce cadre, loin des austères boiseries de Carthage, Kaïs Saïed entame officiellement son parcours de candidat à sa propre succession. Une démarche qu’il a initiée depuis plusieurs mois en balisant et verrouillant l’accès à la course présidentielle avec tout un dispositif de conditions légales et juridiques établies par l’Instance Indépendante Supérieure des Elections (Isie), dont il a désigné les membres.

En quatre minutes, le 19 juillet, Kaïs Saïed énonce donc son intention et livre l’intitulé d’un programme qui, pour lui, est celui d’une lutte nationale. Le président ne se pose pas en candidat pacificateur mais en combattant, tout en précisant que ce combat, dont les objectifs ne sont pas prédéfinis, doit fédérer le pays. Kaïs Saïed qui veut s’imposer en libérateur, avait bien préparé son rôle de chef de guerre. N’a-t-il pas en avril 2021, sans consulter qui que ce soit et sans que nul ne s’en émeuve, endossé, quatre mois avant son offensive pour s’arroger tous les pouvoirs, le titre de chef des forces armées militaires et civiles, qui ne faisait pas partie de ses fonctions initiales ?

Un guerrier qui part à l’assaut des « lobbies » dont il estime qu’ils sapent l’énergie du pays, même si certains en Tunisie jugent qu’il est surtout en lutte contre des chimères. « Comment, en ayant tous les pouvoirs sur un aussi petit territoire que la Tunisie et en ayant démantelé tout le système politique et économique, peut-il encore y avoir des lobbies ? Quel intérêt peut bien représenter pour ces lobbies un pays exsangue ? », s’interroge un ancien député qui pense que la priorité devrait plutôt être de remettre le pays au travail et de faire en sorte qu’il soit gouverné.

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Une campagne officielle du 14 septembre au 4 octobre

Bon nombre de ceux qui étaient devant leur poste pour assister à la retransmission, en différé, de la déclaration présidentielle se sont aussi interrogés sur l’utilisation des moyens de l’État lors de cette campagne, au vu de l’impressionnant cortège et de tout le déploiement qui accompagnent les déplacements du chef de l’État. L’Isie a aussitôt précisé que ces considérations seront prises en compte lors de la campagne électorale, dont elle a fixée les dates : du 14 septembre au 4 octobre.

D’ici-là, le président-candidat peut être le candidat-président sans déroger aux règles du processus électoral. Rappelons que lors des scrutins précédents, le chef du gouvernement Youssef Chahed en 2019 – et le président sortant Moncef Marzouki – en 2014 – avaient été en butte aux mêmes critiques. D’autant plus qu’ils assuraient eux aussi être en guerre contre la corruption. Le sujet est une nouvelle fois mis en avant par beaucoup d’internautes sur les réseaux sociaux, même si personne ne se fait d’illusions sur l’impact que pourront avoir ces critiques. Mohamed Abbou, ancien député du Courant démocratique, invite donc Kaïs Saïed à déléguer ses pouvoirs au Chef du gouvernement durant la campagne, afin de ne pas être juge et partie. Une suggestion qui ne sera sans doute pas prise en compte.

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Reste le contenu même de la déclaration prononcée le 19 juillet. Si Kaïs Saïed s’était contenté d’annoncer sa candidature sur un ton apaisant, il aurait sans doute été applaudi. Mais il n’a pas choisi cette voie. « Je ne reconnais plus l’homme qui disait être des nôtres en 2019 », note un ancien partisan du président. Celui-ci a en effet assorti ses propos de menaces envers ceux qui parrainent les candidats, en concluant : « Je les appelle aussi à n’accepter aucun centime de la part de personne, et s’ils le font je ne leur pardonnerai jamais ». Une formulation qui donne le sentiment que le président fait de cette élection une affaire personnelle, et qui laisse déjà entendre que certains de ses concurrents n’entreraient pas en compétition à la régulière. Or si des preuves de telles pratiques existent, c’est à l’Isie d’en faire état et de prendre les mesures qui s’imposent.

Déjà plus de 70 dossiers de candidature retirés

Fin octobre 2018, c’est à Jeune Afrique que le candidat sans parti avait réservé la primeur de son annonce de candidature. Il expliquait alors que « lorsque le devoir vous appelle, vous ne pouvez qu’y répondre ». À Borj El Khadra, six ans plus tard, c’est le désert qui semble faire office de lieu de révélation. La motivation, elle, reste inchangée. « Lorsque le devoir national m’appelle, je n’ai pas à choisir. Il n’y a pas de place pour l’hésitation », a ainsi souligné le candidat avec l’attitude messianique qu’on lui connait depuis le début de son mandat. Mais en six ans, le ton a changé. Il est devenu plus guerrier, le président se disant déterminé à poursuivre un « combat de libération nationale et de reconquérir les attributs de la souveraineté et de la dignité nationale. »

« La Tunisie est indépendante depuis 1957, a fait sa révolution, et Kaïs Saïed est incontestablement au pouvoir depuis 2019. Où sont les ennemis ? Qu’il les désigne clairement », s’agace un jeune de la Ouardia, quartier populaire de Tunis où les supporters du président ont été très actifs à sa première candidature. D’autres se disent désarçonnés par le choix du jour de l’annonce : « Aller à Borj El Kadhra ou ailleurs pour parler d’unité et de lutte nationale est maladroit quand le 19 juillet est le jour où a débuté la bataille de Bizerte, en 1961 », s’afflige le fils d’un martyr tombé à l’époque.

Quoi qu’il en soit, le président est maintenant officiellement candidat et la course va pouvoir démarrer. Avec quels concurrents ? Selon l’Isie plus de 70 candidats ont retiré des dossiers et il faudra en escompter bien plus à la clôture du dépôt des candidatures, le 6 août. Entre temps, cette période dite électorale donnera inévitablement de la visibilité à certains candidats, au détriment d’autres.

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