En Tunisie, anniversaire amer pour les déçus du 25 juillet
Au prétexte d’un péril imminent, le 25 juillet 2021, le président Kaïs Saïed a accaparé tous les pouvoirs. L’opération, vue comme un moyen de mettre au ban les représentants honnis de l’ancienne classe politique, avait alors suscité un enthousiasme populaire sans précédent. Quatre ans plus tard, le désenchantement est palpable.
Sur une colline dominant Tunis, le mausolée de Sidi Belhassen, l’un des saints protecteurs de la ville, est vibrant de ferveur. À l’intérieur, les hommes sont plongés dans la liturgie, l’invocation et, pour certains, la transe. Sur le parvis extérieur, des femmes semblent songeuses dans le crépuscule. « Il y a cinq ans, on enterrait ici le président Béji Caïd Essebsi, paix à son âme. Mais il a été l’homme de compromis insupportables avec les islamistes qui avaient exécuté le député Mohamed Brahmi à la même date en 2013. J’ai cru au changement quand, le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed a rompu avec ce système », raconte une jeune femme à sa voisine.
La confidence est incongrue en ce lieu de recueillement, mais elle en dit long sur ce qui préoccupe et agite les Tunisiens. « On ne savait pas dans quoi on se jetait », soupire la prestataire de services de nettoyage aux institutions publiques, qui va devoir mettre fin à son activité puisque la sous-traitance est désormais interdite dans le pays, car assimilée à une forme d’ « esclavage moderne ».
Comme elle, d’autres sont dans l’inquiétude. « J’ai l’impression que d’être la cigale de la fable de La Fontaine : en dépit du Covid, j’ai dansé de joie le 25 juillet 2021 et depuis je ne m’en sors plus, au point d’envisager un avenir ailleurs », confie un graphiste qui regrette de s’être laissé séduire par des promesses. Entre deux thés, sur fond de reportage sur les Jeux olympiques que diffuse le café dans lequel il est attablé, il raconte sa déception, mais surtout sa solitude : « Quand j’ai commencé à douter de l’issue de ce processus de 3ᵉ République, je m’en suis ouvert à mes amis de toujours et j’ai été ostracisé et écarté avec une virulence inattendue. C’est douloureux. »
Les ruptures amicales ou familiales autour de désaccords politiques ont été fréquentes après le 25 juillet. « Depuis 2011 on s’exprime sans retenue, on n’est pas forcément d’accord avec nos proches, mais jamais les clivages n’ont été aussi profonds », constate un psychologue. Il estime d’ailleurs que beaucoup s’accusent de ne pas avoir été vigilants pour prévenir une restauration, qui avance rapidement, de ne pas avoir « demandé quel était le programme » et sont minés par le regret.
Reconnaître leur incapacité à faire bouger les lignes a, pour certains Tunisiens, des conséquences inattendues : certains ont déjà décidé qu’ils ne voteraient pas à la présidentielle du 6 octobre 2024. « De toute façon, Kaïs Saïed est tellement sûr de l’emporter qu’il n’a pas fixé de second tour », note, caustique, un militant de la société civile qui a cessé, à 52 ans, d’intervenir publiquement pour éviter d’être arrêté sous l’effet du décret 54. « Je ne me leurre pas, cette décision n’est pas personnelle, le musellement m’a été imposé de facto. »
Les critiques des constitutionnalistes
Il en va de même du personnel politique, y compris les ténors qui occupaient les tribunes médiatiques. Aucun ne se risque plus à parler, encore moins à donner un avis à un journaliste, par crainte de représailles ou de poursuites. Parmi les rares à apparaître, Hamma Hammami, secrétaire général du Parti des travailleurs, qui était avec les manifestants le matin du 25 juillet 2021, et assure au micro de la radio IFM que son parti boycottera l’élection présidentielle, en rappelant que l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali avait d’abord organisé le pouvoir avant de s’attaquer aux droits et aux libertés.
Mais à la faveur du démarrage de la période électorale, les constitutionnalistes, même ceux qui ont contribué au projet de Kaïs Saïed, ne cachent plus leurs critiques sur les contradictions et les paradoxes ou les absences dans les textes inhérents aux élections. Des manques et des incohérences préjudiciables à la démocratie, selon le professeur de droit constitutionnel Amin Mahfoudh, qui invite à surseoir aux élections et à revoir tout le processus.
Après l’offensive sur le pouvoir du 25 juillet 2021, le démantèlement de l’ancien système politique a débuté par celui des institutions – en particulier l’instance contre la corruption –, a écarté les partis et réduit à néant la vie politique pour aboutir à la dissolution de l’Assemblée en mars 2022. « Cela n’a été possible qu’avec notre soutien », rappelle un député en exercice, élu sous la bannière du « Mouvement du 25 juillet ». Un collectif protéiforme qui aurait souhaité être le parti de Kaïs Saïed, mais celui-ci met à distance toute partisanerie autre que celle de la guerre qu’il mène pour affranchir la Tunisie de toutes les entraves. Une manière non pas de fédérer, plutôt de faire cavalier seul et de ne promouvoir que lui-même comme incarnation d’une initiative dont il voudrait qu’au-delà de la Tunisie, « elle puisse profiter à l’humanité » comme le répètent certains ministres.
Un vœu qui peut paraître louable, mais qui a poussé les soutiens du président à adopter un discours de plus en plus populiste, isolationniste sous prétexte de souveraineté nationale. « Nul ne nous imposera ses diktats », affirmait récemment avec aplomb un modeste fonctionnaire croisant un représentant d’une institution internationale lors d’un spectacle. Le pays n’est pourtant pas seul au monde et est contraint de respecter ses multiples engagements. « Le populisme est comme une bulle, on perçoit la situation sans interagir », déplore une enseignante qui souhaitait de réelles réformes. Il lui semble aujourd’hui que les destructions ont été telles qu’il est impossible de reconstruire : « On est allé trop loin. »
Certains espèrent encore
Certains espèrent encore, convaincus que seul un dirigeant intransigeant comme Kaïs Saïed peut rétablir de l’ordre et mettre fin à une gabegie omniprésente. « Je voterai pour lui, lui seul peut redresser des années d’abus », assure une inconditionnelle, qui voudrait néanmoins être mieux informée des événements dans le pays. « On peut vouloir l’induire en erreur », ajoute celle qui pense qu’une nébuleuse pas toujours bienveillante ou désintéressée gravite autour du pouvoir. Elle donne pour preuve tous ces responsables qui ont clamé leur appui au 25 juillet, puis se sont tus, faute d’avoir obtenu un poste ou un avantage. Elle en est tellement convaincue qu’elle aurait souhaité que Kaïs Saïed soit désigné président à vie pour en finir avec les courtisans.
À l’opposé, Kaïs Karoui, l’un des fidèles du président très impliqué dans le 25 juillet assure sur les réseaux sociaux que « pour la Tunisie, il faut voter en 2024 pour Kaïs Saïed » et qu’il faudra toujours « pour la Tunisie, faire un autre choix en 2029 ».
« La confusion est bien installée, remarque Samia, responsable du contentieux dans un groupe privé. On nous annonce, par exemple, une amélioration des indicateurs du pays, et dans les faits, on ne réalise que 0,4 % de croissance. Quand on entend ce que certains médias disent de la Tunisie, on a l’impression qu’ils parlent d’un autre pays, qui porte juste le même nom. Le jour où mon père a fait la queue pour une baguette, j’ai réalisé que le pays naviguait à vue. »
Khalil, son époux, historien à Sousse (Est), tacle ses confrères : « Tous ont longtemps prétendu analyser la situation que nous traversons en citant Antonio Gramsci et sa célèbre phrase “Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.” Mais en réalité, nous vivons autre chose. Nous sommes sommés d’apprécier et d’accepter un projet peu attractif composé d’un patchwork d’idéologies et de concepts qui n’ont pas résisté au XXe siècle. »
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