À l’Angola, Agostinho Neto laisse un patchwork en héritage
À son décès prématuré, le 10 septembre 1979, le président angolais laissait un pays instable et divisé. Le camp soviétique et le camp occidental s’y livraient une guerre par procuration. « Et maintenant ? », se demandait, à l’époque, François Soudan dans Jeune Afrique.
Patrice Lumumba commence seulement à y croire. Mardi 11 septembre [1979] à midi, quand la radio a annoncé la mort d’Agostinho Neto, les habitants de ce bidonville le plus populeux de Luanda sont restés sans voix, sans réaction. À Rangel, à Sambizanga, dans tous les muceques de la ceinture de taudis qui entoure l’une des plus belles baies d’Afrique, une sorte de fièvre froide a saisi la foule colorée et grondante. Luanda la rouge, la luxuriante, s’est figée dans le deuil. Pourtant, l’homme qui, à 57 ans, vient de mourir sur le lit d’un hôpital moscovite, victime d’un cancer que l’on avait bien pris soin de cacher, ne suscitait ni passion ni déchaînement de haine.
L’influence de Castro
Austère, d’une dureté d’acier sous des dehors patelins, cacique impénétrable à l’éloquence de pédagogue, cet ancien médecin n’aimait guère la foule. Mais Luanda était sa ville, la place forte de ses amitiés – il était né à quelques dizaines de kilomètres de là, en pays Kimbundu. Le seul endroit, aussi, où il pouvait être sûr, en toute occasion, de ne pas être contesté.
Neto, personne ici ne nous contredira, n’aurait pas dû disparaître aujourd’hui. L’Angola qu’il laisse derrière lui est un immense chantier. Presque un brouillon. Un patchwork de tensions et de tendances que seule sa présence maintenait dans les limites du supportable. Le président-poète semblait, depuis deux ans, avoir entamé une course-poursuite pour colmater quelques-unes de ces brèches, réparer quelques-unes des erreurs commises en 1974-1976, les deux années cruciales de l’indépendance et de la guerre civile.
Il s’était « ouvert » en direction de l’Occident, pour desserrer un carcan soviétique qu’il ressentait comme trop étouffant, envoyant nombre d’émissaires et multipliant les missions commerciales en Europe et au Brésil. Il avait, à plusieurs reprises, exprimé en privé son mécontentement à l’encontre des quelque 20 000 Cubains présents dans le pays. Et coupables, selon lui, d’être trop peu efficaces dans la remise en route de l’économie et la lutte contre les guérilleros de l’Unita (Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola). Il leur reprochait aussi d’exercer un droit de contrôle systématique chaque fois qu’une décision d’importance devait être prise. Neto avait même été, au mois de décembre 1978, jusqu’à limoger cinq ministres, dont le chef du gouvernement, Lopo do Nascimento, accusés, semble-t-il, de se comporter en véritables procureurs pour le compte de Castro.
Dans la région, il avait réussi à rétablir avec le Zaïre des relations presque normales, après avoir laissé par deux fois son pays servir de base de départ aux « gendarmes katangais » de Nathanaël M’Bumba. Sur le plan intérieur enfin, de timides tentatives d’approche étaient projetées en direction des sécessionnistes cabindais du Flec (Front de libération de l’enclave de Cabinda), de certains chefs militaires de l’Unita et des dissidents exilés du groupe « Révolte de l’Est », animé par Daniel Chipenda.
L’Unita, de Joseph Savimbi, toujours menaçante
Mais Neto, décidément, est mort trop tôt. Aucun de ces « replâtrages » n’a été mené à son terme. Toutes les difficultés internes et externes, tous les conflits idéologiques et raciaux, latents ou évidents, sont encore d’une brûlante actualité. De plus, l’économie est toujours en panne. Seul le secteur pétrolier a atteint – et dépassera sans doute cette année – son niveau de production d’avant l’indépendance. Le diamant et le café, eux, stagnent désespérément. Le chemin de fer de Benguela, artère vitale du Sud, est paralysé par les sabotages de l’Unita, en dépit de l’annonce périodique de sa réouverture. Et il semble évident que, tant que la Namibie ne sera pas pleinement indépendante, l’Unita de Jonas Savimbi, soutenue à bout de bras par l’Afrique du Sud et qui possède encore de solides appuis parmi les populations ovimbundu et chokwe du Centre et du Sud, sera toujours menaçante.
Qui donc pourra assumer l’énorme tâche que représente l’héritage d’Agostinho Neto ? Il s’agit avant tout d’une question de consensus. Personne, même aux heures les plus troubles du putsch manqué de Nito Alves, le ministre de l’Intérieur partisan d’un « pouvoir noir », radical et anti-métis, n’avait osé remettre en question l’âpre autorité du président défunt. Mais personne, derrière lui, ne semble bénéficier de la même unanimité.
Noirs et métis
Lúcio Lara, numéro deux depuis la démission forcée de Lopo do Nascimento et qui, à ce titre, assure pour l’instant et de façon intérimaire la succession de Neto, a pour lui d’avoir longtemps été le confident du président. Mais cet idéologue un peu sec, fasciné dit-on par l’expérience bulgare, est beaucoup plus un homme d’appareil qu’un homme d’État. C’est lui qui, après le coup d’État avorté des partisans de Nito Alves (27 mai 1977), a été chargé de reconstruire le MPLA (Mouvement populaire de libération de l’Angola), de le transformer en un « Parti du travail », sélectif, de type léniniste, structuré, aisément contrôlable, et de l’épurer de tous ses éléments « gauchistes » et « fractionnistes ». Il a incontestablement réussi, mais ce genre d’activité procure beaucoup d’ennemis.
De plus, Lara est un mestiço, un métis, tout comme les trois autres proches de Neto que sont Henrique « Iko » Carreira, ministre de la Défense, Paulo Jorge, ministre des Affaires étrangères, et José Eduardo dos Santos, ministre du Plan (et Premier ministre par intérim depuis la mort du président). Or, pour beaucoup d’Angolais, les intellectuels métis de l’entourage de Neto se sont érigés en une petite bourgeoisie bureaucratique, prosoviétique et procubaine qui a monopolisé les rênes du pouvoir. Fondé ou non, ce sentiment existe et possède une capacité certaine de mobilisation : il a été l’une des bases principales de la propagande de Nito Alves, du FNLA (Front national de libération de l’Angola) de Holden Roberto et de l’Unita.
De plus, ce sentiment se double de la rancœur des « provinciaux », qui se sentent négligés au profit des citadins, et de celle des militaires, qui reprochent à l’administration et au parti de les maintenir sous tutelle. Neto était certainement conscient de ces clivages, sans doute les plus graves qui menacent aujourd’hui l’Angola, puisque le risque est, tout simplement, de voir le pays éclater.
Depuis le début de 1979, en effet, le président défunt avait pris une série de mesures visant à promouvoir, au sein de l’appareil d’État, les cadres militaires noirs, issus de l’intérieur du pays. C’est ainsi que Kundi Payama, Alexandre Rodrigues et Lourenço Ferreira se sont vus nommer respectivement ministres de l’Intérieur, de la Police et de la Sécurité. La Disa, le service de sécurité interne formé par les Allemands de l’Est et que l’on accusait de se comporter comme un État dans l’État, a été dissoute le 26 juillet dernier et intégrée au ministère de Lourenço Ferreira. Ses deux dirigeants, Henrique Santos « Onambwe » et « Ludi » Kissasunda, tous deux métis, que Neto avait publiquement traités d’ « inquisiteurs », ont été renvoyés à la base.
Enfin, par le jeu de différentes nominations, dix provinces sur dix-sept sont passées sous les ordres de militaires. Il reste que ces changements récents n’ont pas – loin s’en faut – résolu les tensions qui existent au sein du MPLA depuis le début des années 1960. Seule une alliance, un compromis entre les différentes tendances pourrait prévenir une éventuelle explosion. Sinon, qui, Neto disparu, pourrait servir d’arbitre ? L’armée ? Les FAPLA (Forces armées populaires de libération de l’Angola), fortes de 50 000 hommes, sont solidement encadrées par les Cubains et les Allemands de l’Est. De plus, elles ne forment pas un groupe cohérent : une certaine rivalité semble en effet exister entre « Iko » Carreira, le ministre de la Défense, et « Xyetu » João Neto, le chef d’état-major. Le premier étant favorable à un renforcement du nombre des « assistants » socialistes et le second prônant sa réduction.
Les Cubains et les Soviétiques ? Rien, il est vrai, ne peut se faire sans eux ou contre eux, surtout pas la succession de Neto. Mais l’homme qui pourrait avoir leur préférence – on parle, à Luanda, de Pascoal Luvualu, noir, membre du bureau politique et prosoviétique reconnu – risquerait de ne pas obtenir de soutien populaire.
Moscou, Washington et Pretoria
Alors, après Neto, le vide ? Une chose est sûre au moins : en cette fin de 1979, comme déjà en 1974 au moment de l’indépendance, tout le monde va vouloir, à nouveau, jouer sa propre carte. Tout le monde, c’est-à-dire l’Union soviétique, les États-Unis, l’Afrique du Sud. En un peu moins de quatre ans de pouvoir, Agostinho Neto n’a pas réussi à stabiliser suffisamment son pays pour que chaque puissance extérieure n’ait pas encore quelques atouts et quelques solides espoirs. Moscou jouera sur la continuité, Washington sur l’ouverture et Pretoria sur l’incertitude. Pourquoi se gêneraient-ils ? L’Angola n’a-t-il pas été, de 1974 à 1976, le terrain de braconnage favori des grandes puissances, le symbole des déchirements africains ? N’est-il pas le seul pays d’Afrique où l’on se bat sans discontinuer depuis près de vingt ans ?
Il y a douze mois, alors que l’Angola fêtait le troisième anniversaire de son indépendance, nous écrivions : « L’État angolais existe. Mais il demeure la tâche la plus ardue : construire une nation. » Neto est mort. Il a posé la première pierre. Tout reste à bâtir.
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